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est celle d’un tombeau. Avant de mourir, dans l’espoir de trouver le calme, Corinne se rend à l’église de Santa Croce, elle traverse, pour y aller, le bois charmant qui est sur les bords de l’Arno, l’air embaumé par une abondance de roses redouble sa tristesse, et elle s’écrie : « Je suis une exception à l’ordre universel. Il y a du bonheur pour tous, et cette terrible faculté de souffrir qui me tue, c’est une manière de sentir particulière à moi seule. » Puis elle pénètre dans l’église, elle marche entre ces deux rangées de tombeaux, qui forment, dit-elle, « la plus brillante assemblée de morts qui soit, » et se mettant à genoux sur l’une des tombes, ses yeux s’arrêtent sur cette inscription gravée dans la pierre : Seule à mon aurore, seule à mon couchant, je suis seule encore ici. « Ah ! s’écrie-t-elle, quelle émulation peut-on éprouver quand on est seul sur la terre ? Qui partagerait mes succès ? Qui s’intéresse à mon sort ? » Et elle lit plus loin cette autre épitaphe : Ne me plaignez pas d’être mort jeune : si vous saviez combien de peines ce tombeau m’a épargnées ! « Quel détachement de la vie ces paroles inspirent ! » se dit Corinne en versant des pleurs.

Cependant Corinne fait encore des efforts pour redevenir capable d’un travail suivi et elle trace des fragmens de pensées dont voici quelques-unes : « Mon talent n’existe plus ; je le regrette. J’aurais aimé que mon nom lui parvînt avec quelque gloire, qu’en lisant un écrit de moi, il y sentît quelque sympathie avec lui.

« J’avais tort d’espérer qu’en rentrant dans son pays, au milieu de ses habitudes, il conserverait les idées et les sentimens qui pouvaient seuls nous réunir. Il y a tant à dire contre une personne telle que moi, et il n’y a qu’une réponse à tout cela, c’est l’esprit et l’âme que j’ai ; mais quelle réponse pour la plupart des hommes !

« On a tort de craindre la supériorité de l’esprit et de l’âme ; elle est très morale cette supériorité, car tout comprendre rend très indulgent, et sentir profondément inspire une grande bonté.

« Comment se fait-il que deux êtres qui se sont confié leurs pensées les plus intimes, qui se sont parlé de Dieu, de l’immortalité de l’âme, de la douleur, redeviennent tout à coup étrangers l’un à l’autre ? Etonnant mystère que l’amour ! sentiment admirable ou nul !…

« Je m’examine quelquefois comme un étranger pourrait le