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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/77

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fille avait été ramenée auprès d’eux et que le ménage s’était établi à Neuilly pour être à portée de la pension de l’enfant. Mais dès que Juliette fut revenue, Deering devint le plus tendre des pères, et sembla jouir à tel point de la présence de son enfant que Lizzie s’étonna qu’il n’eût pas paru souffrir de son absence.

La jeune femme avait remarqué tout cela quand il s’agissait de Juliette, mais avait trouvé tout simple que son propre cas fût différent, et qu’elle fût l’exception que chaque femme se figure être pour l’homme qu’elle aime. Certes, elle savait maintenant qu’elle ne pouvait modifier les habitudes de son mari, mais elle s’imaginait qu’elle avait enrichi sa sensibilité et donné plus de profondeur à ses sentimens. Et elle s’apercevait tout d’un coup que les raisons données par Deering pour n’avoir pas répondu à ses lettres avaient précisément été le point de départ de toutes ces illusions ! De fait, le temps avait simplement manqué à Deering pour lire ses lettres… Autrefois, cette découverte aurait été le coup le plus cruel pour Lizzie. Mais combien ce temps était loin ! Aujourd’hui, elle eût pu pardonner à son mari de l’avoir oubliée ; mais jamais, elle ne pourrait lui pardonner d’avoir menti…

Elle s’assit et de nouveau regarda vaguement autour d’elle. Tout à coup, elle entendit au-dessus d’elle le pas de Deering, et son cœur se serra. Elle craignait qu’il ne descendît la rejoindre. Vivement elle verrouilla la porte ; puis, tremblante et lasse, elle s’effondra sur une chaise, comme si d’avoir poussé le verrou eût demandé un grand effort. Un instant plus tard, elle entendit Deering dans l’escalier et fut saisie d’un tremblement nerveux.

— Je te méprise, je te méprise ! s’écria-t-elle.

Elle attendit avec appréhension qu’il mît la main sur le bouton de la porte. Il entrerait en fredonnant un air, il lui ferait une question oiseuse et mettrait un baiser sur ses cheveux. Mais non ; elle se souvint qu’elle avait fermé la porte, et se sentit en sûreté.

Elle continua à écouter, et s’aperçut avec surprise que le pas de son mari s’éloignait. Il n’avait donc pas eu l’intention de venir chez elle. Il fallait qu’il fût descendu pour chercher quelque chose, un autre journal, peut-être, car il ne semblait rien lire d’autre. Elle se demandait même parfois où il avait pris ce qui faisait jadis le fond de leurs conversations « littéraires. »