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des âmes et qu’il n’enivre toutes ensemble de ses substances embaumées. Ainsi ce solitaire attire irrésistiblement la foule autour de lui et il la nourrit de ses sentimens et de ses pensées. C’est qu’au fond son originalité consiste à être plus fortement, plus profondément, plus complètement ce que sont imparfaitement, ou ce que tendent à être, à devenir les hommes de son temps ; quand il pense, quand il sent, il pense et il sent pour tout le monde ; quand il invente, quand il découvre, les hommes s’écrient : Voilà ce que nous cherchions, voilà ce que sans lui nous n’aurions pas trouvé. Et quand il donne un corps, une figure aux pensées qui le travaillent, et qu’il produit au grand jour ces filles de son esprit, qu’il appelle à son gré Julie, Virginie ou Corinne, chacun se reconnaît dans ses créations et se dit : C’est bien moi, voilà le mot de l’énigme que je ne trouvais pas.

C’est ainsi que le génie est toujours de son temps, il est le fils et l’œuvre de son époque, il est le confident de son siècle, il le révèle à lui-même ; et les sentimens vagues, incertains, latens, à demi ébauchés qui s’agitaient secrètement dans les âmes, il les produit au dehors, il les manifeste sous une forme nette, précise, vigoureuse qui leur donne leur vérité et leur beauté. Et c’est pourquoi les héros et les héroïnes des chefs-d’œuvre du roman français sont tout autre chose que de vaines fictions nées d’un caprice ou des hasards d’une fantaisie désœuvrée et qui cherche à tromper son ennui en s’égarant dans le pays des songes.

Loin de là, ces héros et ces héroïnes, nous avons reconnu en eux des types moraux, les représentant véridiques et fidèles de l’époque particulière qui les vit naître et dont ils nous révèlent les aspirations secrètes. Telle a été la pensée qui m’a servi de fil conducteur dans cette étude, et si j’ai réussi à démontrer quelque chose, démonstration bien imparfaite sans doute, et dans laquelle mon impuissance n’a que trop souvent trahi mes bonnes intentions, mais enfin, s’il est une conclusion qui ressorte de cette étude, c’est que la littérature, que la poésie est intimement unie à l’histoire et qu’elle la complète ; et que passer en revue les types successifs créés par les grands romanciers français, c’est passer en revue les situations morales et intellectuelles qu’a traversées la France et qui composent ce qu’on pourrait appeler son histoire intérieure, son histoire intime, celle de ses sentimens et de son imagination.