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sensible si diverse, si incohérente, en une série d’idées claires et distinctes ; elles permettent la science et tout ce que nous devons à la science. Seulement James, à bien regarder le réel, s’est assuré qu’elles n’étaient pas bonnes à tout usage. En particulier, dès qu’il s’agit d’expliquer les choses vivantes, elles semblent bien insuffisantes et fécondes en erreurs. Rendre la vie intelligible au moyen d’idées abstraites, écrit James, c’est arrêter son mouvement pour la découper comme avec des ciseaux, pour immobiliser ses morceaux ; la logique est comme un herbier, qui contient bien des fleurs, mais ce ne sont pas tout à fait celles des jardins de la réalité.

Que faire donc et faut-il renoncer à philosopher ? Quelques sages l’ont pensé au moins en un certain sens ; ils ont étudié tout ce qu’ils croyaient pouvoir pénétrer, et puis ils se sont arrêtés devant quelques réalités qui paraissaient leur échapper. Ces « agnostiques » se sont modestement refusés à se prononcer. Et ainsi la raison raisonnante, partie depuis des siècles à la conquête de la science totale, et pleine d’orgueilleuse confiance, se décourage et s’efface. Après trop de présomption, c’est peut-être trop d’humilité.

William James, pour sa part, n’a pas renoncé. Seulement, il a pris le parti d’oublier les mots qui sont entre lui et le monde et de se mêler directement à la réalité de l’univers. Pour employer les expressions de Pascal, qui a parfaitement vu la distinction moderne entre le raisonnement et l’intuition, il a recours non seulement à l’esprit de géométrie, mais aussi à l’esprit de finesse. Et si le nom de Pascal se présente naturellement à la pensée, c’est qu’en dépit des différences de race et d’époque, il y a bien en James quelque chose qui appelle ce souvenir. James possède une faculté de polémique, un sens du comique, un art démettre en termes clairs des problèmes spéciaux, qui fait parfois songer à l’auteur des Provinciales. Et aussi à la manière du philosophe des Pensées, il a la vision des bizarreries de la raison et des excès de la logique. Comme le mathématicien du XVIIe siècle, le physiologiste du XXe, muni de ce que trois siècles de découvertes scientifiques lui ont appris, a éprouvé les limites de sa méthode rationnelle. Il lui a paru que la réalité, le monde, la vie mouvante des hommes, le travail libre de tout individu dépassaient infiniment les limites de la logique, les règles habituelles du raisonnement. Il lui a paru que l’intelligence ne livrait qu’une