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aujourd’hui. Mais quand le témoignage invoqué concerne un détail, à quoi bon citer ce qui ne s’y rapporte pas ? Que gagne-t-on, sauf de la lourdeur et de la confusion, à pousser la religion de l’exactitude jusqu’au fétichisme ? Pour cette fois, M. Aulard veut bien admettre que c’est « peu grave. » Ce qui suit le serait davantage, c’est une « déformation » de témoignage. Taine cite un passage de Mme de Genlis ainsi conçu : « Il est d’usage, surtout pour les jeunes femmes, de s’émouvoir, de pâlir, de s’attendrir, et même en général de se trouver mal en apercevant M. de Voltaire… » Taine a oublié de souligner : d’usage. M. Aulard voit dans cette inadvertance typographique une intention machiavélique. « En mettant en italique ce mot d’usage, Mme de Genlis voulait dire, en souriant, que c’était là le bon ton de quelques personnes prétentieuses. Taine ôte l’italique ; il croit ou donne à croire que presque tous les visiteurs de Voltaire faisaient ces gestes ridicules. » Telle est la glose de M. Aulard (page 41). Il faut de bons yeux pour découvrir tant de noirceur dans l’omission de cette italique. Mais il y a pis. Voici une « altération » que M. Aulard qualifie de « moins innocente. » Taine, voulant prouver qu’il y a de la misère dans le Limousin, dit : « Tout l’argent que les maçons rapportent en hiver sert à payer les impositions de leur famille. » Il renvoie à un carton contenant une lettre de l’intendant où se trouve ce passage : « La seule ressource de cette province est le commerce des bestiaux, et le peu d’argent que rapportent tous les ans les maçons qui s’expatrient et se rendent dans tout le royaume pour venir en hiver payer les impositions de leur famille. » M. Aulard remarque doctement : « L’intendant ne dit pas du tout que tout cet argent servît à payer les impositions. » Évidemment, ce tout n’est pas dans sa lettre. Ce tout est resté au bout de la plume de l’intendant, dont le rôle n’est pas d’insister sur l’exagération de l’impôt. Ce tout est de Taine, et ce tout est un des triomphes dont il ne faut pas refuser la satisfaction à M. Aulard.

Mais comment avec une telle sévérité de principes M. Aulard ose-t-il écrire quelque chose ? Qui peut se flatter d’échapper à tant d’écueils ? Qui peut se piquer de ne jamais « altérer » un texte en oubliant une italique, en négligeant une virgule, en n’attachant pas assez d’importance à la présence réelle ou implicite d’un monosyllabe ? M. Aulard lui-même a terriblement