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ordre invincible. Il en reçoit un bonheur surnaturel avec une incomparable fermeté d’âme. Il est prêt à servir les autres ; il abonde en impulsions généreuses ; il n’apporte pas seulement un secours extérieur, sa sympathie atteint aussi les âmes, où elle éveille des puissances ignorées. Il ne place pas le bonheur dans le bien-être, comme fait le vulgaire, mais dans cette ferveur intime qui transforme les privations en jouissances. Il ne recule devant aucun devoir, même devant le plus ingrat, et si l’on cherche du secours, on peut compter sur le saint plus fermement que sur tout autre. Son humilité et son ascétisme le préservent des appétits égoïstes, et mesquins qui mettent tant d’obstacles aux rapports sociaux ; la pureté de ses vertus nous purifie par contre-coup. En lui seul, la pureté, la charité, la patience, la maîtrise de soi atteignent leur perfection.


Qu’est-ce donc, à côté du saint, que l’homme dominateur, l’homme fort de Nietzsche ? James a la plus grande pitié pour le héros à la figure sèche et dure qui ne connaît que le monde matériel. Peut-être est-il utile à l’univers qu’il y ait des hommes de types différens. Mais un monde composé d’« hommes forts » serait inhabitable, un monde composé de saints serait délicieux. Lorsque sur terre paraissent un saint François, un Gratry, leur sens du mystère, leur enthousiasme, leur bonté sont un rayonnement.

Il est à peine besoin de dire quelles objections a soulevées cette conception du sentiment religieux : elles sont manifestes. Comme James le craignait, on a été parfois étonné des procédés par lesquels il entendait mettre d’accord les expériences religieuses avec les habitudes d’esprit moderne, et, malgré ses bonnes intentions, on a bien failli lui reprocher de rabaisser quelque peu un sujet sublime. On a remarqué aussi l’aspect tout personnel de cette conception qui fait de Dieu quelqu’un d’intérieur et d’incommunicable, de la religion quelque chose qui, au lieu d’être créé et éternel, se ferait sans cesse et renaîtrait dans chaque âme religieuse. On a signalé encore que pour James tout l’aspect intellectuel, l’aspect d’organisation, l’aspect social, les institutions et le culte collectif s’évanouissaient. Et assurément ce qu’a dit James peut être critiqué au nom des dogmes, comme au nom des philosophies. Mais il paraît bien cependant, et il paraîtra de plus en plus que sa psychologie apporte un appui précieux aux doctrines de l’esprit et de la vie morale. Comme il arrive souvent, on voit mieux aujourd’hui dans ses théories ce qui choque ; on discernera plus tard quels services elles peuvent rendre. Beaucoup de philosophes prétendaient