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naturellement, ils pensent que la cécité anesthésie et paralyse presque complètement l’individu.

Pourtant, les faits montrent surabondamment que, dans un sujet atteint de cécité, le toucher et l’ouïe se développent par l’exercice et suppléent la vue dans bon nombre de ses fonctions. Le clairvoyant s’imagine difficilement que l’ouïe et le toucher puissent faire chez les autres ce qu’ils ne peuvent pas en lui. Il ne croit donc guère à la possibilité d’utiliser l’aveugle. Il se refuse bien souvent à lui confier des travaux dont, en dépit de son infirmité, l’aveugle pourrait parfaitement s’acquitter. Et ainsi, les moyens d’action de celui-ci, déjà réduits et qui ne peuvent souvent lui assurer la subsistance qu’à la condition d’un travail-acharné, risquent toujours d’être stérilisés par un préjugé.

A chaque pas qu’il fait dans la vie, l’aveugle sent, avec une conscience douloureuse, d’autant plus aiguë, que sa pensée est demeurée plus intacte et plus pleine, la présence de ces deux entraves : la difficulté qu’il éprouve à exercer une activité suffisamment rémunératrice, la méfiance du public qui doute de sa capacité et refuse ses services. Toutes deux lui rendent la vie matérielle étrangement difficile, et le menacent constamment de la misère avec tout le cortège de déchéances et de souffrances morales qu’elle ne peut manquer d’entraîner dans sa condition. La mendicité est là qui le guette, et derrière elle l’assujettissement de la personne humaine, l’avilissement. Pour d’autres, moins malheureux en apparence, c’est la lutte perpétuelle, déprimante pour le morceau de pain indispensable, l’insécurité, le découragement de jamais améliorer son sort, les désespoirs, toutes ces angoisses qui rendent cuisant, continu, le sentiment de l’infirmité, cause de cet incessant désastre.

Nous ne saurions trop le répéter, la souffrance de l’aveugle n’est pas, comme on l’imagine généralement, dans la privation des spectacles que la nature offre aux yeux ; elle est dans les difficultés sans nombre que la vie dresse à chaque pas devant lui. D’un côté, il n’y a qu’une privation, de l’autre, une douleur positive et de tous les instans. Cette privation même n’est pas sentie, et ne saurait pas l’être de ceux qui, aveugles dès le bas âge, n’ont pas connu le bonheur de voir. Chez les autres, son sentiment s’atténue progressivement, et il va souvent jusqu’à disparaître. Le plus souvent, la vue ne donne que l’occasion,