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cier, n’est-ce pas ? » Liszt se rassura bientôt, il s’accusa même d’avoir eu peur, et sa crainte fit place au ravissement. Les études et les répétitions à peine commencées, on a vu qu’il écrit à Wagner : « Nous nageons en plein dans l’éther de votre Lohengrin. » Après la représentation : « Votre Lohengrin est un ouvrage sublime d’un bout à l’autre : les larmes m’en sont venues dans maint endroit. Tout l’opéra étant une seule et indivisible merveille, je ne saurais m’arrêter à vous détailler tel passage, telle combinaison, tel effet. » Plus tard enfin : « Lohengrin, c’est la fin du monde des opéras d’autrefois : l’Esprit flotte sur les eaux, et la lumière se fait. »

Témoin, confident unique, à mesure que se développe le génie et l’idéal wagnérien, Liszt en embrasse et pour ainsi dire en égale par l’esprit le développement tout entier. Des souffles inconnus jusqu’alors emplissent sa grande âme ouverte. Il suit Wagner, il le devance même sur tous les chemins de ce nouveau royaume, semblable à celui des cieux et qui souffre aussi violence. Le dessein colossal de l’Anneau du Nibelung s’est à peine ébauché que Liszt le conçoit, le comprend, et non pas du tout comme un rêve, mais comme une vivante et concrète réalité. Sur l’avenir en quelque sorte matériel de la gigantesque entreprise, Liszt ne partage même pas les craintes ou seulement les doutes de Wagner. À l’œuvre sans exemple il prend sur lui de garantir un destin sans pareil. « Si, en mettant les choses au pis, tu n’étais pas encore de retour en Allemagne… je me mettrai en quatre pour assurer la représentation de ton œuvre. Tu peux t’en rapporter sur ce point à moi et à mes talens pratiques et m’accorder une confiance absolue. Si Weimar se montre trop mesquin et trop dénué de ressources, nous tenterons la fortune ailleurs ; et même, si tout vient à nous manquer, ce qui n’est pas à prévoir, nous n’en pourrons pas moins continuer à aller de l’avant, si tu nous donnes pleins pouvoirs à cet effet. Nous pourrons organiser n’importe où quelque chose d’inouï, une fête musicale ou dramatique, quel que soit le nom à donner à la chose, et lancer tes Nibelungen. »

Tristan, que Wagner inséra, pour ainsi dire, en guise d’intermède ou de hors-d’œuvre, dans la composition de la Tétralogie, ne rencontra pas dans Liszt un prophète moins clairvoyant, un apôtre moins enthousiaste : « Un instant ! Il est une chose que j’ai oublié de t’écrire. Ton Tristan est une idée splendide. Cela deviendra certainement une merveille. Persiste. »

Persister, voilà le mot où se résume tout le don, le don de toute nature, que Wagner a reçu de Liszt et qui l’a sauvé. Cent fois, si Liszt