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est suspect, à qui pourra-t-on s’adresser ? Aux gouvernans eux-mêmes, à ceux dont il s’agit de juger l’œuvre, et c’est en effet à quoi M. Aulard en revient toujours. Ainsi, à propos des comités révolutionnaires des départemens, dont l’action et le personnel sont durement appréciés par Taine, que répond M. Aulard, qui pourtant n’ose pas les défendre ? On ne pourra se prononcer, dit-il, « tant qu’on n’aura pas lu tous leurs registres. » Voilà en effet un témoignage qui sera probant, décisif, exempt de parti pris et de passion ! Auprès d’une telle crédulité, celle de Taine paraît de la méfiance. Car Taine n’accepte pas tout en bloc et formule maintes fois des réserves. On lui reproche de citer les Mémoires du royaliste Montjoie. Or il nous dit lui-même : « Montjoie, suspect en beaucoup d’endroits, mérite d’être consulté pour les petits faits dont il a été témoin oculaire. » Le plus beau de la chose, c’est que M. Aulard, après avoir cité cette note, ajoute : « Et pourquoi Montjoie mérite-t-il d’être ainsi consulté ? Taine ne le dit pas. »

Ce n’est pas la seule fois que Taine se justifie d’invoquer sur un détail particulier tel ou tel document suspect dans l’ensemble. Utilisant les Mémoires de Barère, il dit de même : « Si menteur que soit Barère, on peut admettre ici son témoignage : je ne lui vois aucune raison pour mentir, et il a pu être bien informé, puisqu’il était du Comité de Salut public. » Ce n’est pas le langage d’une crédulité irréfléchie. Taine donne ses raisons de croire. On peut les trouver insuffisantes, mais il les donne. Il faut qu’il s’agisse d’un « témoignage oculaire, » et ensuite que ce témoignage porte sur un « petit fait. » Est-ce d’une si mauvaise méthode ? Que dirait-on d’un juge d’instruction qui écarterait un témoin oculaire sous prétexte que ce témoin ne mérite pas toujours une absolue confiance ? Le devoir de l’historien, comme du juge, est de peser et de contrôler les témoignages, non d’opérer entre eux une sélection a priori. Nous remarquons en outre que Taine recourt à de pareils témoignages pour de « petits faits » précis, que le témoin sera moins tenté d’altérer, ne leur attribuant pas d’importance et ne soupçonnant pas qu’ils en puissent avoir pour d’autres. Certes, l’application de cette méthode peut être délicate et hasardeuse ; mais, en soi, elle n’a rien d’antiscientifique. Taine n’est pas impeccable. Il croit trop à la sincérité et à la bonne foi de quiconque n’est pas jacobin. Il trouve significatifs des petits faits qui parfois ne le sont pas,