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parfois en effet pour l’objet qu’il se propose. Il observe et classe les faits comme des abstractions. Ce qui ne répond pas à sa préoccupation immédiate, à l’idée dans laquelle il s’absorbe, lui paraît naturellement « accessoire. » Ce n’est pas du parti pris, c’est l’effet de sa tension d’esprit. De là viennent certaines contradictions qu’on a pu lui objecter, et qui ne sont que des changemens de point de vue. Le même personnage change d’aspect, selon qu’il est vu de face ou de profil. Taine par tempérament voit surtout les ombres, mais pas toujours les mêmes. Il trouve, par exemple, que la Constituante est mal composée, et plus loin, arrivant à la Législative, il écrase cette dernière sous la comparaison avec « les grands talens, les grandes fortunes, les grands noms » que Mme de Staël trouve parmi les Constituans. Est-ce vraiment une contradiction ? En tout cas, ce n’est pas un artifice comme celui dont usa constamment le parti jacobin, et dont usent aujourd’hui ceux qui plaident sa thèse en croyant raconter l’histoire de la Révolution. Les Jacobins ont toujours entretenu une savante confusion entre « la défense de la patrie » et la défense de leur cause. C’est encore ce que fait M. Aulard à propos du coup de force qui chassa les Girondins de la Convention : « On peut dire que la journée du 2 juin 1793 fut une véritable journée de défense nationale. » (Taine historien, p. 177.) Taine a raison de ne pas croire sur parole ceux qui pensent et parlent de la sorte. Il n’a pas voulu entrer dans leur jeu, c’est-à-dire les juger sur les intentions qu’ils se prêtent et les excuser à la faveur des circonstances derrière lesquelles ils s’abritent. Il a voulu en savoir plus long. Ce qu’il a cherché à trouver n’était pas peu de chose, non plus que n’est peu de chose ce qu’il a su trouver. « Taine n’a pas eu tort, et c’était nouveau, conclut un critique dont M. Aulard ne récusera pas le témoignage, de chercher à déterminer quelle part revient, dans les convulsions révolutionnaires, à la psychologie même du peuple français et aux conditions créées par la brusque transformation de toutes les institutions traditionnelles. Ce qu’il a écrit sur l’anarchie spontanée, produite par l’application radicale des idées de Montesquieu sur la séparation des pouvoirs, contient des observations très fortes et très neuves, et je crois qu’il y a aussi une foule d’observations justes et profondes dans tout ce qu’il dit sur la nature de la conquête jacobine et de l’esprit jacobin. » (Gabriel Monod, Revue Historique, janvier-février 1908, p. 142.)