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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/12

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secrètes raisons des choses, la vraie philosophie n’aurait daté, dans le siècle où nous sommes, que de sa rupture même avec les principes, avec les méthodes, avec l’esprit sceptique et superficiel du voltairianisme ? Et cependant il est Voltaire ; il l’est et le sera pendant des années ou des siècles encore ; ce que nous lui refusons en détail, nous sommes unanimes à le lui rendre en gros ; et nous avons beau dire, adversaires ou ennemis, nous serions fâchés, pour l’honneur de la race, qu’un tel homme n’eût pas existé.

Les raisons n’en sont pas difficiles à dire, ni surtout lointaines à trouver. Sa vie, d’abord, fut son chef-d’œuvre, chef-d’œuvre d’art, d’esprit et de conduite, plus plaisante, plus amusante, plus divertissante elle toute seule que pas une de ses comédies ou même que pas un de ses contes, que Candide ou que l’Ingénu. On ne peut se détacher de la volumineuse Correspondance où il continue de vivre tout entier, si semblable à lui-même, si naturel, irritable et prudent à la fois, si prompt à faire une sottise, mais si agile à la réparer, tantôt plus insolent qu’un page, vrai valet de Molière ou de Regnard, échappé du vieux répertoire, tantôt inimitable dans l’art d’envelopper, de déguiser, de nuancer l’adulation et la courtisanerie, mais au travers de tout cela, suivant toujours sa fortune et finissant toujours par arriver à tout ce qu’il a poursuivi. En second lieu, et « s’il est bien plus beau, selon le mot de Pascal, de savoir quelque chose de tout que de savoir tout

    chèrent d’y revenir ; finalement, il y renonça, et la composition fut détruite. Ses amis, ayant trouvé dans ses papiers ce livre inachevé, ont estimé qu’il convenait de le publier.
    Sans parler de deux lots de feuillets dépareillés, qui ne représentent que des ébauches, nous avons disposé d’un manuscrit autographe. D’autre part, M. Jusserand avait conservé un exemplaire des placards imprimés en 1888, et il a bien voulu nous les confier. Notre manuscrit est celui qui a servi aux imprimeurs de ces placards, en sorte que le texte est exactement le même ici et là. Mais cela n’est vrai que des chapitres I et III. Pour le chapitre II (Les poésies et le théâtre de Voltaire), le manuscrit et les placards offrent deux versions très différentes entre elles, et il est difficile de déterminer laquelle est la plus récente. Quand nous publierons ce Voltaire en volume, nous les imprimerons toutes deux. Ici, puisqu’il nous fallait choisir, nous avons cru bien faire de sacrifier la version manuscrite, qui est de date incertaine. En reproduisant les placards d’un bout à l’autre de la présente publication, nous communiquons au lecteur une version homogène, sûrement datée, le texte arrêté par l’auteur au jour où il envoya à l’imprimerie ses trois chapitres, tous trois ensemble. L’Introduction est assurément aussi de la même date, bien que nous ne la possédions qu’en manuscrit ; c’est simplement pour la commodité de la mise en pages qu’elle ne fut pas imprimée en 1888.
    Ces trois chapitres conduisent l’histoire de la vie et des œuvres de Voltaire jusqu’en 1754, date de son retour de Berlin. Dans le format et le caractère de la collection des Grands écrivains français, ils eussent occupé cent pages, soit exactement la moitié du livre projeté. M. Jusserand se rappelle avoir vu entre les mains de Brunetière un plan détaillé des derniers chapitres : nous avons vainement recherché ce plan dans ses papiers. — JOSEPH BEDIER.