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coup d’œil tout à fait singulières, Voltaire n’eut pas plutôt connu la bonne compagnie qu’il en fut, qu’il y respira comme dans son élément naturel, et surtout, qu’il en comprit l’utilité pour sa fortune. Dans une société dont les habitudes et les formes de vivre, sinon précisément les mœurs, étaient encore tout aristocratiques, il vit que son succès dépendait de s’y conformer, et qu’il ne réussirait à se tirer lui-même de la foule qu’avec le suffrage, la faveur et la complicité de ces belles dames et de ces grands seigneurs. L’opposition déclarée n’est en effet devenue que plus tard, beaucoup plus tard, vers 1750 seulement, après Diderot et Jean-Jacques, un moyen de parvenir ; mais, vers 1720, il fallait, comme Voltaire et comme Montesquieu, l’envelopper de telle sorte que les boutades n’inquiétassent pas le « petit troupeau » dont l’approbation pouvait seule en assurer le triomphe. Et de là, chez Voltaire, au lieu du désintéressement des grands écrivains de l’âge précédent, un Corneille et un Molière, un La Fontaine et un Racine, tout entiers à leur art, ces complaisances et ces concessions à l’usage, à la mode, au faux goût de la bonne compagnie. De là ce souci constant de l’opinion, et d’une certaine opinion, l’opinion des siens plutôt que du public, et des gens du monde plutôt que des hommes de lettres. De là encore ces flatteries, ces caresses qu’on le verra toute sa vie prodiguer aux puissances, à celles de la cour et du monde, aux ministres ou aux favorites, et dont l’exagération se mesure à l’influence même que les uns ou les autres exercent ou du moins qu’il leur attribue sur la direction de l’esprit public. On a dit de lui, et avec raison, que pour avoir de la naissance il eût donné tout son génie, et l’on sait peut-être, si mince que fût la sienne, de quel ton il a reproché l’humilité de leur origine à l’un et l’autre Rousseau ; mais, aristocrate par goût, Voltaire le fut encore par calcul et, en un certain sens, par nécessité, dans l’intérêt de sa réputation, et pour le triomphe de ses idées. La grande révolution dont il allait être l’un des principaux ouvriers ne pouvait s’accomplir que du consentement, qu’avec le secours et par les propres mains de ceux qui ne se doutaient guère, ni lui non plus, qu’elle détruirait d’abord tout ce qui faisait pour eux le prix même, le charme ou la volupté de la vie sociale. Et c’est ainsi qu’en faisant dans le monde les affaires de son amour-propre ou de sa vanité littéraire, il se trouva que l’auteur d’Œdipe, presque sans le savoir, et par l’effet d’un merveilleux