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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/189

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La plus belle, tout le monde la connaît : elle est à l’Académie, à Florence, sur la place Saint-Marc. L’Europe entière a défilé devant la Primavera, des centaines de gens l’ont copiée ; personne n’y a jamais rien compris. Les innombrables gloses dont on l’a chargée ne l’ont pas rendue plus raisonnable. Elle est absurde comme autrefois, absurde à plaisir, absurde sans espoir, sans excuse, sans fin. Elle nous arrive droit dessus, revêtue de cette ridicule gandoura où sont collées des touffes de fleurs tirées telles quelles de terre, et bordée d’une dentelle de papier qui se rebrousse, le cou encerclé d’une couronne de distribution de prix trop large et les manches en écailles de poisson. Elle jette des fleurs qu’elle semble arracher aux broderies de sa robe. Elle en jette à foison sur le gazon qui n’en a nul besoin, étant déjà fleuri à ne pouvoir mettre le pied. Et, légère, ailée, elle est délicieuse…

A côté d’elle, une grosse fille, qui mange du foin, se retourne en fuyant devant une sorte de noyé vert et gonflé qui sort d’un arbre pour lui souffler dans le cou. Et le vent chasse ses cheveux comme des flammes… Plus loin, les longs corps nus de trois blondes phtisiques s’étirent longuement sous les toiles d’araignée qui les vêtent, en une danse qui fait qu’elles touchent terre par le bout des pieds et se tiennent en l’air par le bout des doigts. Un jeune homme leur tourne le dos et gaule des oranges avec sa canne. Qui est-ce ? A voir le coupe-choux pendu à son côté, et son allure à demi militaire, on soupçonne le gardien du square. Mais, il paraît que ce jeune homme est Mercure, que cette canne est un caducée et qu’il dissipe les nuages… C’est bien possible, car tout est possible dans cette étonnante rencontre et rien n’est probable. On dit aussi que c’est Julien de Médicis et voilà une singulière tenue pour le père d’un pape ! Enfin, au milieu de tout ce monde dévêtu, une triste et fine femme, chargée d’un lourd manteau, la tête découpée en clair sur un noir buisson de fer, fait un geste hésitant dont on ne pourrait dire s’il bénit ou s’il proteste. Et par-dessus, ballonne le petit ventre d’un Cupidon qui tire une flèche au jugé, car il a les yeux bandés et va manquer tout le monde.

Nous seuls serons touchés : — touchés par la grâce de cette fantaisie, et nous ne lui demanderons rien de plus que la joie toute sensorielle qu’elle apporte au monde depuis quatre cent trente ans ! Nous ne chargerons pas ces figures légères de l’épais