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alternatives, certaines périodes de mieux qui donnaient l’espérance d’une guérison complète, il semble que, dès le début, il se soit fait peu d’illusion sur ce qui l’attendait. Avec les siens, avec les familiers qui lui rendaient visite, il gardait sa sérénité, conversait sur toutes choses avec sa vivacité coutumière ; par instans néanmoins, dans l’abandon d’une causerie plus intime, il laissait lire dans sa pensée, montrait à l’horizon l’approche du noir bûcheron. Dans les derniers jours de juillet : « Voyez-vous, je me sens très mal, confessait-il à un ami[1], je prévois ce qui va m’arriver ; je ne me remettrai pas, et je m’en irai, — Dieu sait quand, — sans trop souffrir, doucement, doucement… Et comme il faut toujours partir à un moment quelconque, ce départ-là sera peut-être moins dur que tant d’autres. »

Vers le milieu d’août, on l’envoya sur les bords du lac de Genève, où l’air, à la fois vif et doux, paraissait propre à relever ses forces. Ce fut là, au contraire, qu’il fut brusquement terrassé. « Cette campagne de Suisse, dit-il à l’un des siens, ce sera ma campagne de Waterloo ! » Il voulut rentrer à Paris. Trois jours plus tard, il s’éteignait doucement, comme il l’avait prédit, sans lutte, sans agonie, dans le silence de la saison où chacun se disperse, à l’époque où Paris est vide. On apprit du même coup son retour et sa mort. C’est ainsi qu’il quitta ce monde, sans tapage, avec modestie, avec simplicité, à sa manière accoutumée, pareil à un homme bien élevé qui, sortant d’un salon avant la fin de la soirée, s’éloigne discrètement et sur la pointe des pieds. Mais il laisse derrière lui une œuvre impérissable, et, ce qui est plus rare et plus précieux encore, il laisse chez ceux qui l’ont connu un indestructible souvenir. Pour nous qui fûmes ses amis, sa mémoire fleurira toujours en ces régions profondes du cœur, où habitent les ombres sacrées de ceux dont le départ a appauvri notre âme et dépeuplé notre vie.


SEGUR.

  1. Notes communiquées par M. Jacques Normand.