Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/363

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est demeurée dix ans. Son mari est fils d’un héros et d’une sainte : c’est un monstre. Il est le fils de Jean des Bandes Noires, le Bonaparte du XVIe siècle, et de Maria Salviati, admirable épouse qui recruta des armées à son mari, pansa ses blessures, sauva les débris de sa fortune, finit dans la retraite et les bonnes œuvres. En lui, la bravoure du père est devenue cruauté et la douceur de la mère dissimulation. A dix-sept ans, il est déjà impénétrable. Son masque lui est si bien collé à la peau que nul Florentin, ni sa propre mère, ne peut démêler les traits sinistres de son visage, et lorsque, dans un moment de désarroi, on fait venir à Florence ce jouvenceau timide, pauvre, orphelin, sans appui, parce qu’il porte un nom fameux et qu’on ne craint pas de se donner un maître, nul n’imagine qu’on se donne un tyran et une lignée de tyrans qui durera deux cents ans.

Nous autres, nous ne nous y trompons guère, et nous ne comprenons point l’aveuglement des Florentins de 4537. Le plus ignorant et le moins psychologue des touristes qui trottent du Bargello au Palais Vieux et des Uffizi au Pitti, ne peut regarder sans répulsion ce masque brutal et secret que le Bronzino, Benvenuto Cellini et le Pontormo ont attaché à tous les murs : ce front ras, ces yeux où les prunelles, quittant le bord inférieur des paupières, errent inquiétantes, sur le globe laiteux, ces lèvres cadenassées, cette mâchoire de prognathe, cette peau tendue sur les muscles comme un écran, sans un de ces plis que laissent sur le visage les sentimens qui l’ont agité, ce cou de taureau, cette barbe épaisse drapant les joues : c’est une tête à mettre sur les épaules de Barbe-Bleue ou du bourreau. Voilà l’homme avec qui Eléonore de Tolède a passé vingt-trois ans de sa vie, qu’elle a aimé, semble-t-il, et dont rien ne l’a distraite que deux choses : ses enfans et ses perles.

Ses enfans, nous n’en voyons qu’un, dans ce portrait, auprès d’elle : c’est Ferdinando, celui-là même qui se tient à cheval, devenu gros et grand, en bronze, au milieu du carré de portiques qu’on appelle la place Santa Annunziata. Cet enfant n’est pas le seul ; elle en a sept autres. Regardons-les comme elle les regarde, tous les huit, dans les chambres sombres du Palais Vieux, tandis que le duc Cosme, aidé de Benvenuto Cellini, est occupé à gratter, avec des ciseaux d’orfèvre, quelque statuette antique nouvellement déterrée à Arezzo. L’aînée est âgée déjà de quatorze ans, le dernier encore au berceau. Les trois garçons