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deux enfans moins que tout autre, que ce léger sillage, tracé par la gondole dans l’eau calme de la lagune, paraîtrait un jour le trait d’union entre deux grandes cités rivales et ennemies depuis plusieurs siècles. Ils ne songeaient vraisemblablement à rien, puisqu’ils s’aimaient. « Un bagage est nécessaire… » a dit le poète. Ils emportaient les malédictions de toute une ville, quelques bijoux du palais des Cappelli et l’idée qu’ils allaient vivre en plein ciel…

Ils vécurent chez le notaire et ils y vécurent mal. Leur premier soin fut de traverser la place San Marco pour aller faire bénir à l’église d’en face leurs fiançailles précipitées. Mais la régularité de leur union ne leur donnait pas la fortune. Les nouvelles de Venise étaient mauvaises. Bien loin de pardonner, le père de Bianca, l’illustre Bartolomeo Cappello, promettait une prime considérable à quiconque vengerait son honneur. Au bout de peu de temps, Bianca et son mari ne se crurent plus en sûreté. Des sbires, appointés par la Sérénissime République, rôdaient autour de la place San Marco à Florence, et on les croyait trop honnêtes gens pour toucher leurs appointemens sans chercher à les mériter par quelque beau travail. C’est du moins ce que Pietro Bonaventuri faisait croire à Bianca qu’il tenait enfermée comme en une geôle, et c’est aussi ce qu’il alla raconter au prince Francesco de Médicis, quand il fut implorer sa protection.

C’était donc la seconde fois que le jeune prince avait à s’occuper des amans de Venise. A la première nouvelle qu’il en avait eue, par la lettre de Bartoli, il avait tenté de sauver leur oncle Bonaventuri. Il l’avait tenté d’autant plus que ce Florentin, ostensiblement directeur d’une banque à Venise, la banque Salviati, était aussi agent secret du duc de Florence, autant dire « espion. » Mais le Sénat de Venise ne rendait pas facilement ses proies. Bonaventuri était mort dans sa geôle. Le prince avait donc échoué dans sa première démarche. Mais son imagination de vingt-trois ans s’était mise à travailler. Sa curiosité s’alimentait, jour par jour, de tout ce qu’on racontait de Bianca Cappello, car, dans ces temps lointains, Florence était une ville fort bavarde et friande de scandales. Il avait voulu voir l’héroïne de ce drame, cette tête charmante autour de laquelle toute Venise irritée mettait une flamboyante auréole. Il l’avait rencontrée chez une dame de la cour, fort complaisante, la