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il arrive à l’heure dite : Madame est malade ; le lendemain : Madame est sortie. Le troisième jour on l’introduit dans un salon où se trouvait un jeune homme très élégant ; le domestique ouvre une porte, et Viennet entend la voix de Rachel répondant : « M. Viennet ! Dites-lui qu’il m’embête ! » Fureur de l’académicien, le jeune homme sourit, Viennet éclate : « Vous riez, monsieur, vous ne savez donc pas que c’est la troisième fois ? — Oh ! monsieur Viennet ; elle vous en ferait voir bien d’autres si vous étiez son amant. » Le souvenir d’Adrienne Lecouvreur, de Louise de Lignerolles, ne protégea pas non plus Legouvé contre les caprices de Rachel ; il avait pour elle une Médée, les répétitions étaient en train, elle part brusquement pour la Russie, et, quand elle revient, déclare tout net qu’elle ne jouera jamais Médée. Legouvé lui fit un procès, le gagna en première instance, en appel, obtint 6 000 francs de dommages-intérêts qu’il partagea entre la Société des gens de lettres et la Société des auteurs dramatiques. Mme Ristori le consola de sa déception ; Médée fut jouée avec succès dans toute l’Europe, en Amérique, partout sauf à Paris. On sait que la Ristori fut portée aux nues par le public en 1855, un peu pour faire pièce à Rachel dont les coups de tête avaient fini par impatienter bien des gens.

Sans prétendre qu’elle fût aussi rapace que Shylock ou Gobseck, elle aima trop l’argent et les cadeaux ; il est vrai qu’elle faisait parfois des présens à ses amis, quitte à les reprendre, ce qui fit dire à Dumas fils, comme elle lui donnait une bague : « Permettez-moi de vous prier à mon tour de l’accepter, mademoiselle ; je vous éviterai ainsi la peine de mêla redemander. » Et de répliquer : « Rien de plus naturel que de reprendre ce qu’on a donné, quand on a donné ce qui vous était cher. » Beauvallet se montra de moins facile composition ; comme Rachel lui offrait une superbe épée, il la remercia, ajoutant : « J’y ferai mettre une chaîne pour la fixer au mur de ma chambre ; je serai sûr qu’elle ne disparaîtra pas en mon absence. »

Rachel était, paraît-il, assez rancunière, traitant de haut en bas cette Comédie-Française, berceau de sa gloire, qu’elle appela dans une lettre : la grande boutique dégénérée ; en même temps, très familiale, adorée des domestiques, des petits employés du théâtre, aimant beaucoup sa vieille bonne : celle-ci