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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/403

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la rue Turgot : tous les invités figurent des personnages de la halle, marchands de denrées, etc. Un grand comptoir d’étain garni de brocs, litres, setiers, tourniquet, derrière lequel Mme Roger fait les honneurs ; Mario Uchard en portefaix, un autre en garçon charcutier, un troisième en boulanger ; rien que des artistes et des gens du monde. Villemessant présente deux jeunes hercules, costumes de forts de la halle ; nota bene : chacun dans l’antichambre a déposé un gros sac de farine. « Ma foi, messieurs, dit Roger un peu intrigué, et cherchant à les reconnaître, je suis artiste, je me crois assez fort en costumes, mais je puis vous déclarer que jamais je n’en ai vu de plus réussis que les vôtres. Est-ce assez nature ? — Ch’est comme cha ! répond l’un d’eux. — Et l’accent y est aussi ! » s’écrie joyeusement Roger. Sont-ce des peintres, des sculpteurs ? Chacun se met martel en tête, mais Villemessant a déclaré péremptoirement que ses amis veulent garder l’incognito. Les voilà qui dansent ! Quel succès ! Ils font sauter les dames comme des plumes, et de rire, et chacun de leur taper sur le dos d’où sortaient des nuages de farine. Arrive le souper, ils mangent comme des ogres, font songer à Gargantua, et les convives sont ébaubis de cette boulimie. « Ils imitent même la faim et la soif ! admire Roger. — Je trouve même qu’ils exagèrent un peu, » fait froidement Villemessant. On attendait nos gaillards à l’épreuve finale, dans l’antichambre, où plusieurs invités avaient en vain tenté de soulever les sacs. « Partons, vicomte ! Partons marquis ! » dit Villemessant avec une belle assurance. Et aussitôt les deux danseurs hissèrent les sacs sur leurs épaules, et partirent de leur pied léger. « Tous nos amis sont comme cela, soulignait Villemessant. — Vous êtes un farceur, lui dit tout bas Roger ; vous m’avez amené tout bonnement deux forts de la halle ; que ce fatal secret reste à jamais entre nous ! » À cette même fête, Grassot avait demandé à l’amphitryon la permission de venir dans son costume de Maman Sabouleux : c’était son rôle d’alors au Palais-Royal. On lui fit grand accueil, on s’empressait autour de Maman Sabouleux, dont la verve et les saillies eussent déridé les plus moroses. « Prends-tu un rafraîchissement ? » dit Roger. Grassot lorgne avec dédain le verre d’orangeade. « Hum… c’est bien fade ! — Oh ! il y a au premier un comptoir tenu par Mme Roger, où tu trouveras du cognac, du rhum. — A la bonne heure ! » Et, se tournant vers Duprez qui riait à gorge