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et je ne relève dans ses lettres aucune allusion à Moehler ou à Nietzsche, à Newman ou à Ruskin. Mais il n’en est pas moins vrai qu’il n’était pas l’homme d’un seul livre, ni d’une seule langue, ni d’une seule nation, qu’il avait une tendance naturelle à regarder par-delà et par-dessus les frontières de sa petite patrie, et que le point de vue « européen, » qui trop souvent nous coûte un peu à adopter, à nous autres Français, lui était comme instinctif et familier. Des livres qui lui tombaient sous la main il retenait, pour les étudier de plus près, pour leur vouer une sorte de culte pieux, ceux qui répondaient particulièrement à ses dispositions intimes ; et ces livres-là, quelle qu’en fût la langue originelle, lui devenaient aussitôt très chers ; il brûlait de les faire mieux connaître, d’entrer en relation avec leurs auteurs. Détail assez touchant et qui le peint tout entier ; il avait été si séduit par les premiers romans de George Eliot qu’il s’était mis à l’étude de l’anglais, afin de pouvoir lire dans le texte même les œuvres de celle qu’il appelait « sa sainte, » et, en 1877, il fit exprès le voyage d’Angleterre pour lui rendre visite. Sainte-Beuve avait été « sa première passion littéraire, son premier amour, et il aimait en lui le poète au moins autant que le critique. » En 1869, à la veille d’un premier voyage à Paris, il écrivait ceci à sa tante : « C’est un de mes rêves les plus anciens qui se réalise ; car je ne vais pas voir seulement Paris, je vais voir M. Sainte-Beuve : une idolâtrie que tu connais. Mes traductions m’ont mis en rapport avec lui ; il s’y est intéressé, il m’a procuré un éditeur, il a eu toutes les bontés imaginables pour son admirateur inconnu, si bien que dans quelques jours j’oserai sonner, en tout espoir d’un bon accueil, au n° 11 de la rue Montparnasse. » Deux jours après, Sainte-Beuve mourait : Charles Ritter était en route ; il apprit la nouvelle à Neuchâtel. « Il en fut si frappé, nous dit son frère, qu’il ne voulut pas aller plus loin, » et qu’il rentra immédiatement à Morges. — On n’a plus aujourd’hui de ces ferveurs d’admiration délicate et profonde pour nos gloires littéraires. J’avoue que des traits de ce genre me touchent plus que je ne saurais dire, et que je plains ceux qui seraient tentés de sourire de la jeunesse de cœur qu’ils manifestent de la part d’un homme de plus de trente ans.

On entrevoit déjà l’orientation naturelle de la pensée de Charles Ritter, et vers cruels « demi-dieux » le portaient ses