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Charles Ritter l’envoya avec une lettre, sans doute très admirative, à la célèbre romancière. Celle-ci lui répondit :


Soyez assuré d’avoir été bien inspiré en m’écrivant : je suis quelquefois inquiète sur la portée de mes talens, quand je songe qu’il y a si peu de lecteurs attentifs et judicieux. Une sympathie comme la vôtre est pour moi un des meilleurs encouragemens : elle me montre qu’il y a dans mes livres assez de vérité humaine pour qu’ils puissent faire impression sur des esprits qui appartiennent à d’autres pays.

Je suis contente que vous ayez fait plaisir à M. d’Albert Durade en donnant votre suffrage à ses traductions ; mais je vous avoue que j’aime surtout à savoir que vous avez lu mes livres en anglais. Je vois à votre style que vous devez sentir que la meilleure traduction laisse toujours échapper certaines nuances, ce quelque chose d’incommunicable qu’il y a chez les auteurs vraiment originaux.

Dans le volume que vous m’avez envoyé, j’ai lu plusieurs morceaux intéressans. Ce que Strauss a dit de son père et de sa mère donne beaucoup à penser : on voit dans son récit quelles pénibles épreuves entraîne un mouvement d’opinion, même dans la calme Allemagne. Jugez de ce qu’elles sont, dans notre société anglaise, si rigidement orthodoxe.


Et une correspondance s’engagea entre l’écrivain anglais et son admirateur passionné. Et comme l’admiration, chez Charles Ritter, avait tout naturellement une certaine chaleur communicative, et prenait volontiers la forme de la propagande, il composa et publia d’abord en 1875, puis, à ses frais, avec quelques développemens, en 1877 et en 1878, une sorte d’Esprit de George Eliot, comme eussent dit nos pères, des Fragmens et Pensées extraits et traduits de ses œuvres. On devrait bien réimprimer ce charmant petit volume : M. Edouard Schuré et Edmond Scherer le goûtaient fort, et Renan aussi : « J’ai reçu et lu avec bonheur, écrivait ce dernier, ces belles pages de George Eliot que vous avez traduites de façon si exquise. Vous excellez à rendre, en une langue à la fois poétique et claire, cette haute philosophie de l’âme qui n’a ni race ni nationalité. » Et Charles Ritter ne s’en tenait pas là : il sollicitait de Taine, qui se dérobait, un article sur l’auteur d’Adam Bede ; il pressait Scherer de faire publier dans le Temps des traductions de ses romans. « Mon cher ami, je le crains bien, lui répondait Scherer, George Eliot, c’est un culte que vous et moi devons renfermer dans notre cœur. J’en sais pourtant deux ou trois ici qui sont les dévots de cette religion. » Scherer était trop pessimiste, et j’aime mieux en croire sur ce point James Darmesteter, qui écrivait à