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philosophiques. » « Je suis fier, lui répondait Charles Ritter, que mon modeste travail soit l’occasion d’une si noble parole de paix[1]. » Et il continuait, comme par le passé, à donner à Renan des nouvelles de Strauss qu’il allait voir de loin en loin, et avec lequel il était resté en correspondance.

Renan avait pris en amitié cet aimable, fin et discret disciple. Il l’avait vu à Paris un peu avant la guerre, en 1870. Il disait de lui à M. Schuré : « C’est le plus vrai tempérament de philosophe que j’aie rencontré ; il est charmant ; et, avec cela, beaucoup de tête. » Quand le hasard des vacances le conduisait en Suisse ou à proximité de la Suisse, il l’engageait à le venir voir, « causer à loisir des choses divines et humaines ; » et c’étaient là pour l’excellent homme des heures inoubliables de véritable ivresse intellectuelle : Renan lui donnait toute la fête de son esprit ; il lui parlait de ses projets, de ses livres, lui en confiait parfois les épreuves, s’intéressait enfin avec une réelle bonté aux travaux personnels de son interlocuteur, l’encourageant à écrire et à publier. Peu difficile d’ailleurs à satisfaire, Charles Ritter le quittait chaque fois plus ébloui, plus reconnaissant, plus riche d’idées et de souvenirs qu’il portait et revivait en lui-même délicieusement jusqu’à une entrevue nouvelle. Renan prit assez vite l’habitude de lui envoyer tous ses livres ; et à chaque fois c’était, pour l’humble et lointain ami, une lettre à écrire de gratitude émue, et d’intelligente et fine admiration. Évidemment, Renan a pris plaisir à se sentir ainsi aimé, approuvé et compris ; et qu’il ait déployé, pour entretenir ce culte fervent et discret tout ensemble, quelque innocente coquetterie, c’est ce dont il n’était pas incapable. Mais qui lui en fera un reproche, parmi ceux qui aiment à être aimés, et qui ont besoin, pour vivre et pour agir, de se sentir comme enveloppés dans une atmosphère de sympathie indulgente ? Et quel écrivain ne serait pas infiniment flatté de s’entendre dire certaines choses comme cet aimable lettré savait en écrire ?


J’ai voulu lire dernièrement Lanfrey, qui m’a paru violent, échauffé.

  1. Le livre a paru en 1872 sous ce titre : Essais d’histoire religieuse et Mélanges littéraires, par D.-F. Strauss, traduit de l’allemand par Charles Ritter, avec une introduction-par Ernest Renan, 1 vol. in-8, Michel-Lévy. La Revue en a rendu compte dans sa livraison du 1er novembre 1872. — Les deux lettres de Renan à Strauss, la seconde, admirable de douce ironie, ont été recueillies dans la Réforme intellectuelle et morale.