Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/463

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’Antigone. J’ai cherché à réaliser cette sorte de beauté, quelquefois avec un sentiment bien profond d’appartenir à des temps trop troublés, et d’en être le fils trop ressemblant, pour pouvoir égaler jamais les Maîtres. Mais il faut ne rien écrire, ou le faire « avec une belle espérance, » comme Marc-Aurèle disait qu’il voulait sortir de la vie…


Tel que nous connaissons maintenant Charles Ritter, nous pouvons être assurés que de telles lettres durent lui faire infiniment de plaisir.

Il y a dans le Port-Royal de Sainte-Beuve, à propos du bon Lancelot, une page exquise sur les natures qu’il appelle secondes, et qui, nées « avec toute sorte de délicatesses, » « ont besoin de suivre et de s’attacher. » Charles Ritter en était, de « ces âmes doucement et fermement acolytes » qui ne remplissent jamais tout leur mérite, et que la vie offusque et recouvre, quand elle ne les accable pas. Dans cette ville de Genève, véritable carrefour de l’Europe, et où tous les courans de la pensée du siècle viennent naturellement aboutir, il a pris de bonne heure l’habitude de s’ouvrir aux différentes influences qui soufflaient des quatre coins de l’horizon ; s’il ne les a pas dominées, il les a reflétées avec une fidélité singulière ; il a modestement, à sa façon, servi d’intermédiaire entre la pensée française et, la pensée germanique… Et puis, par-dessus tout, ce fut une âme charmante, finement enthousiaste et tendrement mélancolique, une âme d’idéaliste et de poète même qui vaut d’être connue pour elle-même et d’échapper à l’oubli. Son frère m’en voudrait si je le félicitais trop vivement de nous l’avoir fait mieux connaître. Mais il me permettra bien en terminant de lui redire au nom de tous ses lecteurs ces paroles si justes dans leur sobre émotion que lui adressait M. Bourget :


Comme vous avez raison d’élever un monument de cette sorte à M. Ritter ! Cette piété fraternelle touche en moi une corde profonde. Votre frère aura été dignement enseveli dans le témoignage de ceux, comme moi, qui l’ont connu parle meilleur de lui. Il n’aura pas été abandonné ; on n’aura pas pu dire de lui le vers si triste :


Nudus in ignola, Palinure, jacebis arena !


Non, on ne pourra pas dire cela.


VICTOR GIRAUD.