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race roumaine, si curieuse, si intéressante à étudier, parce qu’elle a su conserver intacts, depuis près de vingt siècles, le type, le costume, et même quelques-uns des usages de ces farouches guerriers daces, représentés sur les bas-reliefs de la colonne Trajane, qui opposèrent à la conquête romaine une résistance acharnée. Il s’aperçut que ce peuple, si persécuté par le sort et si opprimé par les hommes, avait l’imagination vive, l’intelligence prompte ; qu’il aimait la nature dans toutes ses créations, les arbres, les fleurs, les oiseaux ; qu’il cachait sous une apparente rudesse un grand fonds de sensibilité, et il se dit que le poète qui saurait toucher son cœur simple et naïf serait sûr d’en être bien compris.

Il lui fut aussi donné d’entendre parler la vraie langue roumaine, celle que n’avait point altérée la promiscuité avec l’étranger, celle qui était demeurée pure au milieu des invasions et des mélanges infinis de races, et qui, bannie du palais du prince, de la demeure des boyards, de l’église, de l’école, avait trouvé un refuge sous le toit de chaume du paysan : c’est là qu’Alecsandri ira la chercher pour la faire refleurir dans sa fraîche et verte nouveauté.

De ce contact prolongé avec le peuple, de cette source d’inspiration qui n’avait plus rien d’artificiel, sont sorties les premières poésies publiées en 1844, par Alecsandri, dans une revue littéraire de Moldavie. Elles furent réunies huit ans plus tard en volume, et parurent à Paris, et en roumain, sous ce titre : Doïne si Lacrimioare (Doïnas et Fleurs de muguet)[1]. Ce sont en effet de véritables fleurs poétiques, cueillies dans la campagne roumaine, et tout embaumées du parfum du sol natal.

Les Doïnas tiennent à la fois des chansons des trouvères, et des « lieders » des Allemands ; le sentiment qui y domine est celui du dor, mot roumain qui n’a pas son équivalent précis en français, et qui exprime à la fois le désir, le regret, l’espoir, la douleur, tout ce qui remplit le cœur de joie ou de mélancolie : « La doïna, dit Alecsandri lui-même, est pour celui qui la comprend comme la plainte même de la patrie soupirant après la gloire des temps passés… » Dans plusieurs de ses Doïnas

  1. Chez De Soye et Bouchet. — Quelques jours avant la publication de l’original roumain, ces mêmes éditeurs avaient fait paraître une traduction française des Doïnas, par J.-E. Voïnesco.