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et cela est vrai de l’écrivain, du penseur et du sociologue, aussi bien que du romancier et du conteur. De là ce qu’il y a parfois de mal équilibré, de disproportionné dans ses grands récits qui semblent se dérouler sans fin, comme les champs infinis de la campagne russe. De là, dans sa vie et dans ses œuvres, des contrastes violens, pareils aux contrastes mêmes de la nature du Nord, le manque de mesure, la tendance en toutes choses aux extrêmes, les outrances de la pensée, défauts comparables à ceux d’un climat excessif. De là, en ses longs romans, comme en ses bizarres doctrines, ce mélange, étrange pour nous, de réalisme et d’idéalisme, de naturalisme et de mysticisme, comme superposés et greffés l’un sur l’autre, qui reste à nos yeux le trait le plus singulier de ses œuvres comme de sa personne, et qui se retrouve, à des degrés divers, chez tant des plus illustres de ses compatriotes, de Gogol à Dostoïevsky.

Au physique d’abord, aucun doute : Léon Tolstoï est un pur Russe de la vieille Moscovie, un Grand-Russien au sang slave mâtiné de finnois. Tout en lui en fait foi ; sa forte carrure, ses traits massifs et lourds, son nez épais, ses pommettes saillantes. En cette aristocratie russe aux origines si mêlées, la chose est plutôt peu commune. Ce comte Tolstoï, de famille déjà ancienne, qui a donné à l’Etat tant de ministres et de hauts fonctionnaires, ce noble barine, fils d’une princesse Volkonska, ne diffère pas d’aspect de ses anciens serfs. Vêtu comme eux, ainsi qu’il aimait à l’être, on eût pu le prendre pour un d’eux.

Au moral, la ressemblance n’est guère moindre ; et Tolstoï, durant toute une moitié de sa longue vie, s’est appliqué à l’accentuer, à l’achever. S’il prend le costume de ses paysans, s’il s’astreint à tous leurs rudes travaux, s’il cherche à simplifier son existence à l’image de la leur, c’est pour se refaire une âme semblable à leur âme paysanne. Et il n’a pas trop de peine à y réussir. A plus d’un égard, il est ou il redevient un primitif ; le lecteur occidental s’en aperçoit à ses façons de raisonner, à sa méthode ou à son absence de méthode, dans les questions sociales ou politiques. On pourrait dire de lui : Grattez le seigneur, vous retrouverez le moujik. Il ne diffère guère de ses chers paysans, de ces hommes frustes et simples qu’il donne volontiers en modèle aux hommes cultivés, que par le talent et par l’éducation, par raffinement de l’intelligence, par l’élévation morale surtout. Mais, sous ces dissemblances, apparaît le même