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règle dont il ne s’écartait guère plus qu’un moine de la règle de son couvent. La matinée, qui commençait pour lui de bonne heure, il travaillait, me racontait-il, à la préparation et à la composition de ses ouvrages, lisant, écrivant, dictant à sa plus jeune fille, Alexandra Lvovna, qui lui servait de secrétaire. Toutes ses filles avaient, tour à tour, rempli ce pieux devoir. L’après-midi était en grande partie consacré au corps que, à l’opposé de nombreux ascètes, le philosophe de Iasnaïa Poliana n’avait jamais négligé, à l’exercice physique qu’il regardait comme aussi moral et aussi nécessaire à l’homme que la pensée et le travail intellectuel. Le temps où le grand écrivain se reposait de son rude labeur de l’esprit en labourant, on hersant, en moissonnant de ses mains, occupations délicieuses, m’affirmait-il, auxquelles il devait les meilleures heures de sa longue existence, était déjà passé. Il ne pouvait plus, selon sa propre doctrine, semer lui-même le pain dont il devait se nourrir. N’ayant plus la force de se livrer au fécond travail de la terre qu’aucun homme à son gré n’avait le droit de déserter, le robuste vieillard s’était résigné, par hygiène, à de stériles promenades, un jour alternativement à pied, le lendemain à cheval. Au retour, après une tasse de thé et une courte sieste, il commençait une nouvelle séance de travail, relisant et corrigeant les pages écrites dans la matinée. La soirée revenait à la famille. On dînait ou soupait ensemble, sous la présidence de la comtesse Tolstoï, avec les enfans et les petits-enfans en séjour à Iasnaïa Poliana, souvent aussi avec les hôtes de passage, venus pour rendre hommage au grand homme.

Ces hôtes étaient fréquens et souvent fatigans. Il en arrivait, dans la belle saison, de toutes les provinces de la Russie et de tous les pays d’Europe ou d’Amérique. Iasnaïa Poliana, isolé par l’hiver, devenait, dès la fonte des neiges, un lieu de pèlerinage vers lequel les admirateurs du romancier et les dévots de son génie n’étaient pas seuls à se diriger. Les curieux, les « snobs, » les « globe trotters, » les importuns de toute origine affluaient, parfois en troupe bruyante, avec leurs appareils photographiques et leurs albums à faire signer. Pour beaucoup de touristes, pour les Américains en particulier, un voyage en Russie n’était pas complet sans une visite au prophète de Iasnaïa Poliana. Tolstoï, naturellement, ne pouvait retenir tous ces visiteurs à sa table ; mais il les recevait quelques instans