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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/823

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froissemens quotidiens, dans ces divergences de vues et ce contraste des idées sur la plupart des notions et des croyances dont se nourrit l’humanité !

On s’est parfois, en Russie, montré sévère jusqu’à l’injustice pour la famille de Tolstoï. Elle n’a cessé de lui témoigner la même constante affection ; elle a vu avec peine le fils aîné, Léon Lvovitch, se permettre de combattre publiquement les idées de son père ; mais comment reprocher à la comtesse ou à ses enfans de ne pas s’être entièrement assujettis à la royauté spirituelle du chef de famille ? de n’avoir pas suivi servilement le téméraire penseur jusqu’aux extrémités de ses négations et de ses inconsciens paradoxes ? Comment se scandaliser si, comme j’en ai fait moi-même l’expérience à Iasnaïa Poliana, les fils de Tolstoï dissimulaient mal leur involontaire ennui et leur silencieuse incrédulité, lorsque, à la table du soir, leur père répétait, devant eux, à des étrangers, quelqu’une de ses plus choquantes maximes sur la religion, sur l’Etat, sur la société ?

Pour se représenter les malaises, les souffrances intimes de cette saine vie d’une famille extérieurement si heureuse et si unie, il faut se rappeler qu’elle était, depuis plus de vingt ans, l’outrance des convictions, l’intransigeance des doctrines du grand écrivain, et, en même temps, son zèle d’apôtre à les affirmer étales répandre. Léon Nicolaïévitch vivait uniquement pour Dieu et pour sa « foi, » enseignant que l’homme doit tout leur sacrifier ; mais, au rebours de celle du commun des hommes, sa religion, sa piété grandissante consistaient à nier formellement les croyances des siens et le culte de ses ancêtres. Son néochristianisme, laissant loin derrière lui les timides hardiesses de nos « modernistes, » s’attaquait passionnément aux croyances traditionnelles du christianisme historique ; non content de les nier, il se plaisait parfois à les tourner en dérision, comme dans l’outrageante description de la messe orthodoxe qui, au grand regret des siens, dépare son beau roman de Résurrection ; car, chez lui, l’apôtre, pour ne pas dire le sectaire, avait fini par asservir l’écrivain, même parfois par aveugler ou étouffer l’artiste[1].

De même est-on en droit de reprocher à la comtesse Tolstoï ou à ses enfans de n’avoir pas partagé les idées de Léon

  1. Ces pages de Résurrection dont la comtesse Tolstoï avait d’abord obtenu l’abandon, des amis, des disciples mal inspirés du maître, M. Tchertkof notamment, réussirent, dit-on, à les faire reparaître dans le volume. Beaucoup des meilleures traductions, celle de M. de Wyiewa notamment, ont eu le bon goût de les omettre.