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Sauveur ne peut avoir qu’un sens : N’ayez ni juges, ni tribunaux. Et comme il exige de nous le retour au véritable Évangile, à l’Évangile intégral, il supprime, avec les tribunaux, les prisons, les gendarmes, la police, tout l’appareil de défense et de répression des sociétés civilisées. Pour le jeter en pleine anarchie, il suffit d’un verset de l’évangéliste.

Il est écrit, dans le Décalogue, bien avant l’Évangile : « Tu ne tueras pas. » Tolstoï nous prouve que cette interdiction s’applique aux Etats et aux peuples non moins qu’aux individus, au soldat aussi bien qu’au civil ; que cela ne peut s’entendre que d’une manière : n’ayez point d’armée, ne faites point la guerre. Et ainsi, longtemps avant la Guerre Sociale et nos révolutionnaires, le vaillant officier de Sébastopol aboutit à l’antimilitarisme. Et de même de tous les conseils évangéliques, érigés par lui en préceptes absolus, en nouvelles tables de la Loi qui s’imposent également aux hommes et aux nations.

Le précepte central, la clef de la doctrine, c’est le verset de saint Mathieu : « Il a été dit : œil pour œil et dent pour dent ; et moi je vous dis de ne pas résister au mal qu’on veut vous faire. » La non-résistance au mal devient le « pivot » de la doctrine chrétienne. Tendre l’autre joue est la règle qui résume tout l’enseignement du Maître ; cette règle, qui ne s’y soumet point n’a aucun droit au titre de chrétien. Telle est la morale évangélique, enfouie, depuis des siècles, sous l’amas des compromis mondains, que l’apôtre de Iasnaïa Poliana, à la suite d’ignorans moujiks, se félicite d’avoir enfin retrouvée. Ne lui dites point que si l’Église eût ainsi entendu le texte sacré, le christianisme, loin de conquérir le monde, fût demeuré une obscure secte orientale, sans autres adeptes que quelques ascètes isolés. Il vous répond que l’Évangile devait transfigurer l’humanité, que s’il n’y pas encore réussi, la faute en est à l’Eglise et à la hiérarchie qui, par leurs compromis coupables, ont trahi leur mission et dénaturé la parole divine. Ne lui dites pas que sa religion, — « Ma religion, » comme il écrit, — est la négation de l’État, de la société, de la civilisation. Peu lui importe ; il n’a pas plus de respect ou d’intérêt pour l’État que pour l’Église. En vrai Russe, il ne recule devant aucune conséquence de sa doctrine. A peine s’étonne-t-il que tant de chrétiens, durant des générations, aient lu le livre sacré, sans en saisir le vrai sens. Pour lui, comme pour les moujiks ses précurseurs, Église, État,