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Que tout cela nous emporte loin des prédications révolutionnaires quotidiennes, — socialistes, collectivistes, syndicalistes ! Les thèses mêmes du socialisme moderne sont au rebours de la doctrine de Tolstoï ; quoi de plus étranger, de plus opposé au tolstoïsme que la guerre de classes sur laquelle, depuis Marx, s’appuie tout le socialisme contemporain ? La guerre de classes ! c’est la négation de tout l’enseignement du vieux maître, lequel repose au contraire sur « la loi d’amour, » sur la fraternité entre tous les hommes, sans distinction de classes comme sans distinction de races. On comprend que, las des prédications évangéliques de celui qui écrivait : « Le salut est en nous, » des révolutionnaires aient osé le traiter de néfaste endormeur.

Au-dessus de toutes ces divergences de méthodes, de tous ces contrastes de principes, s’élève l’idée mère du tolstoïsme, l’idée religieuse, l’idée morale. C’est au nom même de Dieu, à l’aide de la divine charité, que Tolstoï se flatte d’opérer la régénération des hommes et la rédemption des sociétés. A ses yeux, pas de salut hors d’une foi religieuse.

En dépit de ses négations dogmatiques, il est, par-là, demeuré chrétien ; et avec l’Evangile, il a gardé le plus sûr instrument de rénovation sociale, le seul sans doute avec lequel les hommes puissent jamais espérer construire la cité de justice et de paix dont le mirage entraîne les générations contemporaines. Par-là aussi, Tolstoï est moins chimérique que la plupart des docteurs du socialisme, en apparence plus pratiques. Il sait et il sent que, pour les sociétés, tout comme pour l’individu, il n’est pas de réforme durable sans réforme morale ; qu’attendre du seul progrès matériel, des seules révolutions politiques ou sociales, l’émancipation de tous les maux des sociétés humaines, c’est être dupe d’une illusion grossière, parce que c’est méconnaître la nature humaine. Ne nous eût-il laissé que cette simple leçon, la voix, aujourd’hui éteinte, du vieux prophète slave mériterait d’être longtemps entendue des générations futures.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.