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l’aisance, ses efforts sont rendus inutiles par l’apparition de procédés artificiels qui réalisent plus économiquement les résultats de ses travaux. Mais ces épreuves laissent intacte sa passion maîtresse, et le jour vient enfin où il réalise son rêve. Dans cette basse vallée du Rhône où s’est écoulée presque toute sa vie, il se retire, près d’Orange, sur les bords de l’Aygues : « cours de galets, » comme il l’appelle, dans un coin de terre convoité depuis longtemps. C’est un harmas, c’est-à-dire un de ces terrains de là-bas, caillouteux et abandonné, morceau de terre ingrate où poussent les arbustes et les herbes de la flore méditerranéenne. Là, depuis trente ans environ, il vit en pleine nature, libre de s’abandonner à sa forte personnalité. Son désert est le laboratoire où se déroule la vie de la bête, qu’il observe en savant, en ami, en poète, et qu’il attire auprès de lui. Son matériel est presque inexistant. Il n’est armé que de sa ténacité et de son intelligence ingénieuse. Tel problème lui a demandé vingt années, telle observation lui a coûté toute une journée d’attente continue. À plus de quatre-vingts ans, il travaille encore et entreprend de nouvelles investigations.

I

Nous nous proposons de résumer les aperçus philosophiques que suscitent les observations de M. Fabre. Pour un lecteur même peu attentif, à travers l’immense collection de faits que contiennent les Souvenirs entomologiques, des idées générales apparaissent. Elles jalonnent l’œuvre, commentent les faits et éclairent la position prise par l’auteur dans l’ensemble des doctrines biologiques qui dominent aujourd’hui la science de la vie.

Nous commencerons par rechercher l’attitude biologique de M. Fabre. Par une originalité géniale, il est d’abord tout à fait opposé au point de vue des naturalistes fascinés par la morphologie et l’anatomie. Prendre un insecte, le transpercer d’une épingle fixée dans une boîte à fond de liège et lui mettre sous les pattes une étiquette à nom latin lui paraît méthode superficielle et ne le satisfait pas. Il estime que les caractéristiques premières de la vie sont dans les mœurs et les instincts, dans les aptitudes et les facultés psychiques. « Je ne connaîtrai réellement la bête que lorsque je saurai sa manière de vivre. Vous éventrez la bête et moi je l’étudie vivante ; vous scrutez la mort,