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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/929

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risquera toujours de nous gâter plus ou moins, malgré leur exquise beauté poétique, une fâcheuse odeur de mensonge et de spéculation déloyale. Aucun doute n’est plus possible là-dessus, après les révélations et l’irréfutable commentaire de M. Ingram. Et si la mémoire du chirurgien Barrett nous est trop indifférente pour que nous songions à nous émouvoir de ce discrédit où nous la voyons précipitée, combien nous devons de reconnaissance au nouveau biographe de Chatterton pour une découverte qui va enfin nous permettre de comprendre, et tout au moins d’excuser la conduite d’un malheureux enfant de génie, entraîné presque à son insu, par une volonté étrangère, dans des pratiques dont lui-même peut-être, avec l’irréflexion de son âge et l’enivrement passionné de son cœur de poète, n’a jamais pleinement aperçu la dangereuse folie !

Ou plutôt nous serions tentés de croire qu’une heure est venue, dans la courte vie du jeune garçon, où ses yeux se sont ouverts à la honte aussi bien qu’au péril de ces coupables pratiques, et que c’est précisément pour échapper, du même coup, à la « protection » et aux « commandes » de William Barrett qu’il a résolu de quitter Bristol, vers la fin d’avril 1770. Car toutes ses lettres de Londres, durant les quelques mois qui lui restent à vivre, nous le montrent désireux d’oublier ses occupations de naguère, abandonnant les sujets et le langage archaïque de ses premiers poèmes pour diriger son talent dans des voies nouvelles, et d’ailleurs tout prêt à aborder les genres littéraires les plus différens, drames et livrets d’opérettes, chansons grivoises et pamphlets politiques, articles de journaux en prose et en vers, pourvu seulement qu’il n’ait plus à feindre de transcrire d’anciens documens légués à l’église Notre-Dame par sir William Canynge. Fatigué de l’humiliant servage où l’a trop longtemps retenu le chirurgien Barrett, il rêve de respirer à Londres un air plus libre et plus pur ; et rien n’est aussi touchant que la naïve expression de sa joie d’enfant lorsque, pour la première fois, il fait sonner dans sa poche quelques shillings gagnés par un travail dont il peut à son aise se proclamer l’auteur. Il ne veut plus même que sa sœur lui envoie, de Bristol, le glossaire et les cahiers de notes qui lui servaient à rédiger les soi-disant poèmes et chroniques du vieux « maître Rowley. » Hélas ! l’infortuné ne prévoit pas qu’avant peu l’impossibilité de faire accueillir le moindre de ses essais originaux dans les journaux et revues où il espérait s’installer à demeure, le forcera à se déguiser, une fois encore, sous la figure vénérable de son maître Rowley, et pour que l’exquise Ballade ainsi produite, — égale en simple et immortelle beauté à sa tragédie