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comprendre que la vie puisse devenir pour lui autre chose qu’un jeu, et plus faible devant elle et plus désarmé qu’un nourrisson abandonné devant l’approche du train qui va l’écraser. La vague promesse d’un directeur de journal, la rencontre, dans un café, d’un homme de lettres influent, la découverte soudaine d’un sujet de poème ou d’article, il n’en faut pas plus pour que, sur-le-champ, Thomas Chatterton s’imagine avoir conquis la fortune, et l’annonce en de longues lettres à sa chère maman. Qu’on Use, par exemple, sa lettre du 6 mai, une semaine environ après son arrivée :


CHERE MAMAN. — Je suis étonné de n’avoir pas reçu de réponse à ma dernière lettre. Me voici casé, et aussi parfaitement que je pouvais le désirer ! J’ai quatre guinées par mois, rien que d’une revue ; et puis je vais m’engager à écrire une Histoire d’Angleterre, ainsi que d’autres ouvrages, qui me vaudront bien plus du double de cette somme. Des articles au jour le jour pour les feuilles quotidiennes, d’ailleurs, suffiraient, et bien au-delà, pour me faire vivre. Hein ! vois-tu, quelle magnifique perspective ! M. Wilkes (le célèbre pamphlétaire) me connaissait déjà par mes écrits dès que j’avais commencé à correspondre avec les libraires d’ici. Je dois aller le voir la semaine prochaine, et, par son influence, j’aurai vite fait de procurer à Mme Ballance l’emploi qu’elle demandé à Trinity House. Il a affirmé que les manuscrits que j’avais remis à M. Fell, du Freeholder’s Magazine, ne pouvaient pas être l’œuvre d’un jeune garçon, et a exprimé le désir d’en connaître l’auteur. Par l’entremise d’un autre libraire, je vais être présenté à Townshend et à Sawbridge. Dès maintenant, je suis comme chez moi au Café du Chapitre, et lié avec tous les génies qui y viennent. Inutile désormais de m’envoyer le certificat (du greffier Lambert, son patron de Bristol) : un auteur, ici, porte son certificat dans sa plume. Ma sœur, à présent, pourra se perfectionner dans l’étude du dessin. J’espère que grand’maman est toujours en bonne santé. Les murs mercenaires de Bristol ne pouvaient pas être destinés à me retenir : là-bas, j’étais hors de mon élément, tandis que maintenant, à Londres, combien je me sens dans mon atmosphère naturelle ! Grand Dieu, combien Londres est supérieure à ce misérable Bristol ! Nulle trace, ici, des petites bassesses de chez vous, ni de ces précautions mercenaires qui déshonorent ce misérable hameau. Le costume, qui là-bas, à Bristol, constitue une source éternelle de scandale, ne joue de rôle ici que comme un simple sujet de bon goût : si quelqu’un s’habille bien, il a du goût ; s’il se néglige, c’est qu’il a ses raisons pour le faire. Vous représentez-vous ce contraste ? Quant à la pauvreté des hommes de lettres d’ici, c’est une chose qui existe en effet, mais qui est bien loin d’être toujours vraie. Aucun auteur ne saurait être pauvre quand il comprend les procédés et les artifices des libraires. Sans cette science indispensable, le plus grand génie risque de mourir de faim ; avec elle, les plus grands ânes vivent dans la splendeur. Et je t’assure que c’est là une science que je possède déjà bien à fond ! Je suis logé dans une des meilleures chambres de M. Walmsley. Tu demanderas à M. Cary