Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 1.djvu/385

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à balayer tous ses adversaires ; le sort de la Turquie reste aux mains du soldat heureux.

Dans les provinces, le représentant du pouvoir exécutif n’est pas plus qu’à Constantinople le véritable chef du gouvernement ; tout au moins, il n’est pas le seul. Le vali et, au-dessous de lui, toute la hiérarchie, mutessarif et caïmakan, sont surveillés dans leurs actes, souvent gênés, parfois aussi utilement dirigés, par les comités locaux qui, eux-mêmes, reçoivent du Comité central de mystérieuses instructions. Il arrive qu’un vali est obligé d’accepter les avis et de subir le contrôle d’un lieutenant. L’autorité de l’État s’en trouve énervée, l’initiative des fonctionnaires entravée. Dans les provinces éloignées, dans les petites villes, en Asie surtout, les hommes en qui le Comité croit pouvoir mettre sa confiance sont rares ; plusieurs des chefs les plus marquans du parti ne sont pas Turcs de race ; Djavid bey lui-même est un deunmé de Salonique, c’est-à-dire un juif devenu musulman. Le gouvernement se préoccupe de constituer, au service du régime nouveau, un personnel instruit et capable, mais, pour le moment, tant à cause de la pénurie de fonctionnaires expérimentés que de l’émiettement de l’autorité, l’action gouvernementale est tâtonnante, incertaine ; tantôt faible et tantôt brutale, elle a parfois d’heureuses initiatives, mais le manque d’ordre et de plan d’ensemble rendent stériles les efforts les mieux inspirés ; rapports, décisions, projets viennent se noyer dans une immense bureaucratie, infatuée de son importance et persuadée que, dès qu’un ordre est donné, une mesure décidée, une circulaire lancée, une réforme effective a été réalisée. C’est là un défaut général, inhérent à l’inexpérience, et d’autant plus dangereux qu’il va de pair avec des sentimens plus généreux et des intentions plus droites : la résistance des hommes et l’inertie des choses qui, dans tous les pays, rendent la moindre réforme si difficile à acclimater, ne frappent pas les Jeunes-Turcs. Beaucoup d’entre eux ne peuvent pas comprendre qu’il ne suffise pas que la Constitution ne distingue plus entre les différentes nationalités qui peuplent l’Empire, pour abolir en un jour jusqu’au souvenir de cinq siècles d’inégalité et d’oppression et transformer les ennemis frémissans d’hier en loyaux sujets d’aujourd’hui. De telles illusions préparent bien des déboires et peuvent conduire à des fautes irréparables.