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esprits angéliques, qui n’auraient besoin que d’être placés l’un devant l’autre pour se fondre en mutuel amour. Non, notre salut n’est pas seulement en nous, il est aussi en tous[1].

L’attitude de l’individu s’érigeant en un tout qui se suffit à lui-même peut donner, au premier abord, l’illusion de l’indépendance et de la liberté ; par malheur, s’il rompt les liens sociaux, il tombe dans les chaînes des individus plus forts que lui. On ne voit pas ce qu’il y gagne. Supposez qu’on puisse mettre pour quelque temps tous les anarchistes ensemble en pleine liberté, sans État, sans Justice, sans Loi (nous employons comme eux des majuscules pour désigner les « idoles » oppressives de l’individu). Au bout de quelques jours du bellum omnium contra omnes, ils auraient assez de leur système, et on verrait sans doute les survivans revenir, tête basse, sous le « joug social. »

Les libertaires répondent : — Nous supprimons toute « autorité, » mais non pas toute « organisation. » — Soit, mais comment peut-il y avoir une organisation quelconque, une association

  1. A l’utopie morale de l’amour universel finissent toujours par succéder pratiquement, chez les anarchistes, la haine et les voies de fait. Nous lisons dans une revue libertaire : « Ceux-là sont inconsciens ou coupables qui prétendent qu’on excite les hommes à se haïr mutuellement, tandis qu’on ne leur prêche en réalité que l’amour et l’estime réciproques. » Rien de mieux. Mais, immédiatement après viennent ces lignes : « Il y aurait cependant de la nigauderie à s’illusionner au point de croire possible la mise en pratique de l’anarchisme sans changer les assises de la société telle qu’elle est édifiée. En France, nous avons eu quatre révolutions politiques : 1789, 1830, 1848, 1871. La dernière contenait déjà en germe la révolution sociale : on sait pourquoi elle n’aboutit point. Ces révolutions n’ont pu se faire sans effusion de sang, quoi qu’en aient pensé de rares sociologues timorés. Il est donc absolument certain que la prochaine sociale exigera plus d’hécatombes encore que ses aînées. Les bourgeois sensibles auraient tort de jeter les hauts cris : ils seraient tout à fait illogiques, puisque, si meurtrière, fratricide ( ? ) que soit la cinquième révolution, elle le sera infiniment moins qu’une guerre ; et l’idée d’une guerre, déclarée dans le but unique de sauver leurs caisses, leur sourit agréablement, non seulement parce qu’ils la considèrent comme un puissant dérivatif (dont se sont servis, du reste, tous les gouvernemens), mais surtout parce que l’élite d’une nation, les hommes d’action et de pensée s’y annihilent, physiquement ou moralement. On peut ajouter, en outre, qu’une guerre sème la mort plus aveuglément que la plus inconséquente des révolutions. » On voit de quelle manière le même écrivain, dans la même page, prêche la fraternité et la mort. — « Si on veut bien lire : De la Tyrannie, d’Alfieri, ajoute-t-il, on y verra préconisée l’action révolutionnaire individuelle, la seule qui ait de durables et appréciables conséquences. » Nous savons où aboutit l’action révolutionnaire individuelle et les moyens qu’elle emploie. Ces moyens n’ont pas les durables conséquences qu’on en espère ; car comment, dans nos sociétés de plus en plus « socialisées, » l’individu aurait-il la toute-puissance qu’on rêve pour lui ?