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il me suivit aussitôt et se plaignit de douleurs dans le dos. « Cela le tenait jusque dans la région lombaire, » disait-il ; je lui posai une série de ventouses et, au bout d’une heure, la souffrance se calma. A onze heures et demie, il se mit au lit. Assis sur ma chaise basse, dans la chambre voisine, j’attendais qu’il s’endormît. Après avoir pris sa tasse de tisane, il mangea du raisin et ferma les yeux ; il était minuit et demi.

Je me retirai dans ma chambre en laissant ma porte ouverte. Un moment après, la sonnette de la porte du jardin tinta : c’était un porteur de dépêches. Je rentrai et donnai un coup d’œil dans la chambre de mon maître pour voir s’il dormait, et s’il était possible de lui remettre ce pli, qui venait d’un pays d’Orient, m’avait dit le facteur. Mais Monsieur reposait profondément, la bouche légèrement entr’ouverte ; je retournai me coucher.

Il était environ deux heures moins un quart quand j’entendis du bruit ; je cours dans la petite chambre qui louche l’escalier, je trouve M. de Maupassant debout, la gorge ouverte. Tout de suite il me dit : « Voyez, François, ce que j’ai fait. Je me suis coupé la gorge, c’est un cas absolu de folie (sic)… »

J’appelle aussitôt Raymond. Nous plaçons mon maître sur le lit de la chambre voisine, je fais un pansement sommaire de la plaie. Le docteur Valcourt mandé d’urgence veut bien venir à notre aide en cette triste circonstance. Il était déjà un peu âgé ; même avec plusieurs lampes, il ne voyait pas assez clair pour faire les sutures nécessaires. Alors le courageux Raymond entreprend de les faire lui-même, au point de voile, comme il disait, et, ma foi, il s’en tire à son honneur.

Mon pauvre maître était absolument calme, il ne prononça pas une parole en présence du docteur. Quand le médecin fut parti, il nous dit tous ses regrets d’avoir fait une « pareille chose » et de nous causer tant d’ennui. Il nous donna la main, à Raymond et à moi ; il voulait nous demander pardon de ce qu’il avait fait, il mesurait toute l’étendue de son malheur ; ses yeux grands ouverts se fixaient sur nous comme pour nous demander quelques paroles de consolation, d’espoir, si c’était possible.

D’où nous vient, en de pareils momens (momens si pénibles qu’il semble que nous ne pourrions les revivre à nouveau sans que notre raison y sombre), la force inconnue qui nous commande