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voulait faire épouser à James les millions d’Henriette. Ce conseil de père de famille était une canaillerie de plus. Il y a des années et des années que Bourgade mène cette vie de fourberie et de brigandage, au milieu de l’estime générale. Que personne n’en ait rien su, ni Irène, ni Mme Aloy, ni James, que rien n’en ait transpiré, ni dans le monde des affaires, ni dans le monde, c’est une des anomalies qui abondent dans ce théâtre. Depuis des années, Bourgade accumule les abus de confiance, manœuvres frauduleuses et tout ce qui concerne son état de financier véreux. Vraisemblablement, il continuerait avec la même assurance imperturbable et la même intrépidité de bonne conscience. Mais l’heure a sonné de l’inévitable culbute. C’est ce qui le décide à parler. Mme Aloy, la première minute de stupeur passée, dissimule mal un vif mécontentement. Il nous est impossible de ne pas trouver qu’elle y a tous les droits.

Bourgade a pris le parti de se tuer. Le suicide n’arrange rien ; il n’est pas une réparation, mais il est une fin ; c’est quelque chose. Avant de disparaître, il tient à régler ce qui arrivera « après lui. » Il fait venir son vieux camarade Friediger et le charge d’un certain nombre de commissions. Il a mis de côté un peu d’argent, pour assurer quelques petites rentes à Irène : ce n’est pas d’un homme d’affaires très correct, mais c’est d’un bon mari. Friediger se lamente et pleurniche. Ce qui permet à l’escroc de prendre des attitudes et du faire des mots. « Je suis peut-être un vilain monsieur, mais je suis un monsieur. » Il est, comme vous voyez, assez content de lui. C’est un phraseur : il ne lui manquait que cela ! Il se plaît à étonner cette bonne bête de Friediger. Il est emphatique, il est verbeux, et un soupçon nous vient. Les gens qui sont bien déterminés à se tuer, n’en disent rien. C’est même à cela qu’on reconnaît l’homme qui va se suicider : son silence le trahit. Ce verbiage nous inquiète. Bourgade se tuera, puisqu’il le dit ; mais il le dit trop ; évidemment il n’en a pas du tout d’envie ; il préférerait attendre. Resté seul, il procède aux derniers préparatifs ; il y procède lentement. Un tel spectacle est toujours pénible, et le plus court, en ce cas, est le meilleur. Celui-ci se prolonge. Bourgade se tuera-t-il ou ne se tuera-t-il pas ? Notez que cela nous est bien indifférent. Qu’il se supprime, nous, ne le pleurerons pas et nous ne nous en réjouirons pas davantage. Car cela fera une canaille de moins par le monde, mais il en restera tant d’autres ! Enfin il appuie sur sa tempe le canon de son revolver…

À ce moment, la porte s’ouvre. Une femme paraît. C’est Irène, mais