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Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 2.djvu/448

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doctrine a changé, non sa partialité ; ou plutôt cette habitude d’introduire dans la critique des argumens politiques et religieux, habitude dont il s’était heureusement délivré pendant ses années de méditation désintéressée, reprend le dessus depuis qu’il est redevenu, dans un autre camp, un homme de combat. C’est bien toujours la même façon de raisonner : le rédacteur du Conservateur littéraire blâmait Virgile de n’être pas assez chrétien ; le collaborateur du Rappel le blâme de n’être pas assez républicain. Le reproche de courtisanerie, — et de courtisanerie payée, — est effectivement un des plus sanglans qu’il lui adresse : « Virgile entend malice aux déifications profitables ; sa Muse s’appelle Dix-Mille-Sesterces. » C’est pourquoi, bien plus haut que le flatteur à gages d’Octave et de Mécène, il élève Juvénal, ce Juvénal qui n’a sans doute pas été plus exempt que Virgile d’arrière-pensées d’intérêt personnel, mais en qui il ne veut voir que « la vieille âme des républiques mortes. » Ce qu’il ne peut pardonner à l’auteur des Géorgiques, c’est l’apothéose d’Auguste ou le Temple sur les bords du Mincio. Virgile lui apparaît comme un poète officiel, une sorte de Belmontet supérieur, tandis que Juvénal est presque un Hugo avant la lettre ; ses Satires sont des « Châtimens. » Cette tendance à classer le talent d’après l’opinion éclate ingénument dans cette phrase de William Shakspeare où politique, littérature et pédagogie s’unissent en un si singulier mélange : « Le jour où, dans les collèges, les professeurs de rhétorique mettront Juvénal au-dessus de Virgile et Tacite au-dessus de Bossuet, c’est que, la veille, le genre humain aura été délivré. »

Est-il besoin de faire ressortir le sophisme d’une telle manière de juger ? Est-ce la peine de rappeler que Virgile a fort bien pu être sincère en célébrant Auguste, quoique de l’avoir célébré n’ait pas nui à sa fortune ? Hugo, mieux que tout autre, aurait dû le comprendre : les libéralités de Louis XVIII, jadis, avaient-elles suffi pour vicier la bonne foi de son royalisme ? Virgile, lui aussi, n’avait-il pas le droit de chanter un gouvernement qui lui semblait juste et bienfaisant, dont il avait éprouvé, et dont beaucoup de ses contemporains éprouvaient l’influence réparatrice ? Et quant à cette idée, implicitement contenue dans les boutades du Post-scriptum de ma vie, qu’on ne peut avoir de génie que dans un certain parti et avec de certains principes, un artiste comme Hugo pouvait-il l’accueillir ?