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tout cas, c’est mon impressionnisme à moi. Je ne puis être sincère qu’en y obéissant[1]. »

Ce qui corrige d’ailleurs ce que cet impressionnisme pourrait aisément avoir d’un peu trop systématique et artificiel, c’est que le poète, chez M. Bourget, veille toujours et n’abandonne jamais entièrement ses droits. Et le poète ne se reconnaît pas seulement aux vers qui, çà et là, s’insinuent dans cette jolie prose. Il se reconnaît à cette jolie prose, justement, à celle prose, qui rend avec une si vivante souplesse les « sensations de nature, d’art ou d’histoire, » les douces ou mélancoliques rêveries, les anecdotes piquantes ou tragiques, « nouvelles » toutes faites que le romancier n’a pu se tenir d’écrire en marge de son journal de route. Il se reconnaît plus encore à la disposition intime qu’on devine être généralement celle du voyageur. A la différence de Taine, qui voyage moins pour se reposer que pour vérifier ses hypothèses et remplir ses carnets de notes, M. Bourget voyage surtout pour son plaisir ; il se prête volontiers aux choses, au lieu de leur imposer tout de suite ses cadres ; il se laisse prendre au charme du jour et de l’heure ; le voyage pour le voyage l’enchante et l’amuse ; il aime à changer de lieux, dévisages et de mœurs : il éprouve « un irrésistible attrait[2] » pour le décor mouvant, pour les contrastes, les surprises et les aventures de la vie cosmopolite. Et je ne crois pas en un mot que beaucoup de voyageurs aient mieux exaucé le joli souhait que les enfans de Corfou leur adressent le long des routes : a Puissiez-vous jouir de vos yeux ! »

Mais cette jouissance ne lui suffit pas ; et non content d’enrichir de quelques nuances et formules nouvelles notre connaissance de l’âme étrangère, il voit aussi dans les voyages un moyen d’aller chercher au dehors des « leçons de choses » d’un intérêt général et patriotique. C’est surtout dans Outre-Mer que ce noble dessein s’affirme. Comme tant de généreux esprits du dernier siècle, de Chateaubriand à Tocqueville, et de Tocqueville à Brunetière, à E.-M. de Vogué, M. Bourget s’est senti attiré vers ce Nouveau-Monde où se déploient avec tant d’intensité toutes les énergies qui transforment le nôtre. « Ce qui m’attire en Amérique, écrit-il, ce n’est pas l’Amérique elle-même, c’est l’Europe et c’est la France, c’est l’inquiétude des

  1. Outre-Mer. éd. originale. Lemerre, 1895, t. I, p. 5.
  2. Études et Portraits, éd. originale, t. II, 1889, p. 343.