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Bohémiens. La ballade en tout cas est franchement bohémienne : elle l’est par les rythmes et les modes, par les intervalles altérés, par « le chatoiement exubérant de l’ornementation sonore »[1] et d’un accompagnement qui semble d’orchestre plus que de piano ; le sentiment en fait aussi bien que la forme un des chefs-d’œuvre de cet art, de cette âme de Bohême, capricieuse, indépendante et même rebelle, fière, héroïque et sauvage à la fois.

On pourrait donner aux lieder de Liszt la plupart des noms que la poésie romantique a portés. Après les « Ballades » voici les « Voix intérieures, » et des « Méditations, » et des « Harmonies. « Mais par le style, sinon par le titre, deux au moins de ces chants sont d’un classicisme pur. Le premier, que nous citions plus haut : « Ueber allen Gipfeln ist Ruh (Sur toutes les cimes règne la paix), » semble un commentaire musical de l’hémistiche latin : Pacem summa tenent. La paix règne aussi dans la musique entière. Elle émane de toutes les formes, de tous les élémens sonores : du rythme, du mouvement, des mélodies et des accords, de la déclamation même. Quelques mesures de récit, graves, sereines, conduisent à la période chantante et strophique, où se répand le flot de la mélancolie. Un souffle à peine l’agite un moment, passe, et le laisse plus calme encore. Des sommets pacifiques, le regard du rêveur descend jusqu’au fond, paisible aussi, de son âme, et s’y repose longuement. Ab exterioribus ad interiora. Dans l’ordre du lyrisme intime, il y a peu de plus nobles exemples de cette démarche, ou de ce retour.

« Harmonie » encore, ou « Méditation, » l’appel aux « Cloches de Marling. » Cela aussi pénètre, descend de plus en plus dans l’âme, par les degrés égaux de l’accompagnement, par l’effet de certaines rencontres ou successions de notes, par la pesée d’une appoggiature ou la résolution d’un accord, par la répétition tendrement obstinée de ces trois mots allemands : Behütet mich gut, dont le dernier surtout insiste, et j’allais dire enfonce. « Gardez-moi bien, gardez-moi bien, ô cloches de Marling ! » Et c’est comme un désir passionné, douloureux, de se réfugier en leur harmonieux asile, de s’envelopper de leurs sons, de se plonger et de se cacher dans leurs ondes. J’ignore où se trouve ce village de Marling. Mais on aimerait que Liszt y fût enseveli et que les cloches, par lui chantées, chantent pour lui, sur son tombeau.

  1. M. Jean Chantavoine.