Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 2.djvu/950

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il était hanté par des pensées épiques. Les malheurs de la patrie inspiraient à l’artiste son Gloria victis. C’est alors qu’il compose la sublime figure qu’il voua Aux héros sans gloire. Sur un sarcophage sans nom s’accoude le muet génie des tombes : il garde sur ses lèvres ténébreuses le secret de la mort. Naïve et magnifique religion de l’artiste ! Défaite, oubli, trépas inutile et obscur, toutes les injustices du sort, il les console, les répare et les venge par de la beauté.

Mais tout avait changé autour de ce vieillard. Il voyait avec étonnement apparaître un monde nouveau. Il ne reconnaissait plus la Rome de sa jeunesse. La ville des couvens, des prêtres, des artistes, la seule qu’il y eût au monde pour la vie désintéressée et le culte des choses spirituelles, tombait au rang de capitale politique. Elle disparaît tous les jours, la chère Église des âmes ! A la place, une ville bruyante, remuante, utilitaire, une Rome piémontaise, installe ses chemins de fer, ses casernes, ses statues, ses cheminées, ses usines et ses bazars. Chaque jour un bruit de démolition, un pan de muraille qui croule, une église qu’on rase, un jardin qu’on lotit, un quartier qu’on éventre, nous avertissent qu’on vient de faire une ruine de plus dans ces ruines augustes : bientôt on ne verra plus qu’une ville américaine, brandissant sur les sept collines ses architectures monstrueuses, ses maisons de rapport, ses monumens mégalomanes et ses hideux plâtras.

Alors, une indignation saisissait le vieux maître. Devant tant de sacrilèges, il eut la vision de Rome révoltée. Il la vit sous les traits d’une Transtévérine, d’une de ces beautés romaines qui semblent indestructibles, et dont les formes d’airain appellent la médaille. Il souffla dans ce bronze vivant un immortel dédain. En plein ciel, au sommet d’une tour, la fille de la Louve profite âprement sa silhouette fermée et dure. Un vent précurseur de tempête siffle dans ses cheveux défaits, ceints encore du laurier souillé, et glace de tons violacés ses épaules impériales et son irréprochable gorge. Des siècles d’injures ont passé sur son corps souverain. Des hordes d’Alaric aux reîtres de Bourbon, elle a subi tous les outrages et toutes les violences. Et aujourd’hui encore, renfermant dans son sein une colère surhumaine, avec un front sévère et une moue de pitié, elle assiste, implacable, aux affronts des nouveaux barbares.

Cette Roma sdegnata est la dernière Sibylle. Elle semble descendue de la voûte de la Sixtine pour écraser de son mépris notre monde de pygmées. Jamais œuvre ne fut poursuivie avec tant de passion. Cette toile d’un mètre carré fut le prix de six ans. Le peintre