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poésie de la nature, il n’en devint pas moins un grand peintre : seulement, jamais un tableau ne sortait de son atelier sans qu’un ami sincère (mais indiscret, comme on voit) ne soit venu vérifier si aucune erreur ne s’était glissée et si les quelques rouges indispensables étaient bien à leur place. »

Je ne veux pas dire que le daltonisme atteignit ce degré chez M. Ingres. Mais il apparaît presque certain, tant dans ses œuvres que dans sa vie, qu’il manquait tout à fait de la sensualité des couleurs. Ses œuvres considérées toutes seules ne suffiraient pas ù le prouver. Il peut arriver qu’on éprouve les plus grandes joies au spectacle changeant de la matière colorée et des vibrations lumineuses, puis qu’on veuille les traduire et qu’on ne le puisse pas. Cela arrive tous les jours. Mais tel n’est pas le cas de M. Ingres. Chez lui, ce n’est pas le rendu qu’il faut accuser, mais la perception même. Ce n’était pas la main qui était en défaut, c’était l’œil. Il n’était pas mauvais coloriste par impuissance à reproduire les riches harmonies qu’il voyait dans la Nature : il ne les voyait littéralement pas, et n’en jouissait d’aucune façon.

On a de lui nombre d’entretiens, de notes, de lettres, de propos recueillis, sténographiés par ses élèves : rien n’y ressemble aux cris de joie, aux notations enthousiastes, subtiles d’un Corot, d’un Delacroix ou d’un Fromentin, et tout, au contraire, y montre l’indifférence ou le dédain du maître pour ce qu’il appelait : « les ornemens que la couleur ajoute à la peinture. » « Raphaël et Titien, disait-il, tiennent sans contredit te premier rang parmi les peintres, et pourtant Raphaël et Titien ont considéré la nature sous des aspects bien différens. Tous deux ont possédé le privilège d’étendre leur vue sur toutes choses, mais le premier a cherché le sublime là où il est vraiment, dans les formes, et le second dans le coloris. » Et encore : « L’expression, partie essentielle de l’art, est intimement liée à la forme. La perfection du coloris y est si peu requise que les peintres d’expression excellons n’ont pas eu comme coloristes la même supériorité. »

Au fond, « supériorité, » « infériorité, » de coloris, c’étaient là, pour lui, des on-dit. Il n’avait pas directement d’opinion sur ce point, d’opinion racinée, enthousiaste, passionnée. Tant qu’il s’agit de poser le modèle, de l’éclairer, de saisir les grandes masses, l’ensemble, de trouver les vivans contours du dessin, il