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lente, par l’infiltration progressive et insoupçonnée d’élémens hostiles, par le sourd travail intérieur de ces atomes subtils qui composent l’atmosphère d’une époque irréligieuse, et dont la force dissolvante est telle qu’un jour vient où, sans qu’on sache presque pourquoi, on se trouve dans l’incapacité de croire ? Ou bien se fit-il en lui une substitution brusque d’un idéal moral à un autre ? Et enfin, quelles furent les causes déterminantes et comme les élémens essentiels de son incroyance ? et doit-on la rapporter au respect humain, à l’orgueil intellectuel, ou au besoin d’émancipation morale ? On voudrait répondre à ces questions ; mais Chateaubriand a été si sobre d’explications sur ce délicat sujet, que c’est à peine si l’on ose hasarder quelques conjectures : s’il a eu sa « nuit de Jouffroy, » l’écho n’en est point parvenu jusqu’à nous.


De chrétien zélé que j’avais été, nous dit-il dans les Mémoires, j’étais devenu un esprit fort, c’est-à-dire un esprit faible. Ce changement dans mes opinions religieuses s’était opéré par la lecture des ouvrages philosophiques. Je croyais de bonne foi qu’un esprit religieux était paralysé d’un côté, qu’il y avait des vérités qui ne pouvaient arriver jusqu’à lui, tout supérieur qu’il pût être d’ailleurs. Ce benoît orgueil me faisait prendre le change… Enfin, une chose m’achevait : le désespoir sans cause que je portais au fond du cœur.


Un autre texte nous permet de préciser davantage : c’est un fragment d’une Préface probablement primitive du Génie du Christianisme :


Il faut avoir vécu comme nous au milieu des gens de lettres pour savoir combien cette fausse idée, que le christianisme est dépouillé de charme et de poésie, a fait d’incrédules. On s’est persuadé peu à peu, sans examen, qu’une religion qui n’avait ni beaux noms à reproduire, ni rites sublimes ou gracieux à offrir devait être une religion de moines et de Vandales. De là la conjuration de tous les hommes qui prétendent au bel esprit, de tous les artistes, de tous les talens contre elle. Les trois divines personnes, leurs mystères profonds, les saints et les anges sont devenus un sujet éternel de railleries aussi cruelles que dégoûtantes. Le roseau et la couronne d’épines ont meurtri de nouveau la tête du Fils de l’Homme, et les gardes des tyrans se sont écriés comme autrefois : « Salut, roi des Juifs, » Salve rex Judæorum.


Les deux témoignages concordent, et s’éclairent l’un l’autre. A l’en croire, il semblerait donc que ce fût surtout l’orgueil qui détacha René de ses croyances religieuses, et cette fièvre de pensée personnelle, cette ivresse d’affranchissement intellectuel