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dans les déserts à une grande distance de leur lieu natal. Dans ces occasions, les pères et les mères et tous les hommes en état de porter un fardeau font souvent des absences de plusieurs semaines, laissant les enfans sous la surveillance de quelques vieillards infirmes. La nouvelle génération où se trouvent des individus qui bégaient à peine, d’autres qui commencent à prononcer une phrase entière, d’autres enfin plus avancés encore, qui passent le jour à s’ébattre ensemble, abandonnés aux seuls soins de la nature ; tous ces enfans, dis-je, qui seront un jour la nation, se créent un idiome qui leur est propre. Les meilleurs parleurs accommodent leur langage à l’intelligence des moins avancés, et de cette Babel d’enfans sort un dialecte bâtard, formé d’une multitude de phrases et de mots cousus ensemble sans règle aucune. C’est ainsi que le caractère de la langue change totalement dans l’espace d’une génération. »

Évidemment, on ne peut faire pareille expérience sur les enfans des Tuileries ou du Luxembourg : car les jeunes hôtes de ces allées entendent trop de conversations et saisissent trop de signes faits pour les rapprocher des adultes. Là aussi cependant, il faut que les plus grands « accommodent » leur langage à celui que les petits commencent à bégayer. Dans ces premiers échanges qui décident de la formation du langage commun, ce sont bien les petits qui font la loi ; ceux qui les « élèvent » doivent commencer par se baisser jusqu’à eux, et cela est vrai au moral comme au physique, car les besoins et les désirs de ces débutans dans la vie sont particulièrement impérieux. Il n’y a qu’à les regarder ou les écouter pour voir comment ils trouvent d’eux-mêmes le langage de désignation, puis le langage d’imitation, puis le langage symbolique. Rappeler comment ils reproduisent à leur manière les cris des animaux ou le bruit d’un objet qui leur plaît ou qui leur déplaît, et fabriquent ainsi leurs premiers mots, est bien superflu ; mais voici un exemple de symbolisme qui montre comment l’enfant sait de très bonne heure rapprocher les images de deux états pour faire du signe direct et habituel de l’un le signe indirect de l’autre. Une fillette de dix-huit mois, et demi était embrassée par son père dont elle aimait beaucoup la compagnie et qui lui dit, d’un ton interrogatif : « C’est bon ? » L’enfant regarda celui qui la tenait dans ses bras, sourit, et passa sa main du haut en bas de sa poitrine, comme si elle venait de manger du sucre (qu’elle