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vienne y faire des passes magnétiques et réveiller son âme endormie. C’est une petite fille qui est venue, habillée comme devaient l’être nos grand’mères dans leur enfance, juchée sur un haut tabouret, les jambes pendantes, en face d’un cahier de musique bien imposant. Derrière le clavecin, un vieillard, qui a dû être jeune sous Louis XVI, suit avec attention le jeu de l’enfant. Elle semble être arrivée au bout d’un arpège et n’avoir pas envie de recommencer : son regard traîne à terre sur le rayon de soleil étalé, sur le chapeau de jardin jeté, sur une rose effeuillée et sa pensée court dans le parc qu’il lui a fallu quitter pour la leçon de piano, sur les fleurs qu’il a fallu vite apporter pour en jouir :


Qui ne les eust à ce vespre cueillies
Cheutes à terre elles fussent demain…


Déjà, elle rêve au moment où elle pourra réveiller les échos de la vieille demeure, grimper sur les commodes pour attraper les mouches errantes sur les glaces, s’encadrer dans des portes en agitant des bouquets comme des torches… Mais la leçon n’est pas finie et la sonatine de démenti seulement interrompue, semble-t-il, car le doigt du vieux maître continue de se lever pour battre la mesure.

Tout l’ennui que connurent nos grand’mères à s’initier aux « arts d’agrément » tient dans cette toile, et aussi toute la langueur des chaudes après-midi d’été à la campagne, l’ombre lumineuse des vieux salons moroses, l’agonie des fleurs dans les hauts étuis de cristal, la vie calme et réglée de la province de jadis, — tout ce qu’évoque à notre oreille, au temps des siestes, le son lointain des gammes ou d’une leçon de piano. Il n’y a point, là, d’histoire, d’affabulation, d’anecdote. Il ne se passe rien. Le clavecin s’est tu : la pensée, délivrée de la mesure qui l’enchaînait, erre, un instant, libre. Le fin vieillard regarde l’enfant avec la curiosité de tout ce qui s’éteint pour tout ce qui s’éveille, L’enfant regarde le rayon et la fleur tombée avec l’émerveillement indéfini et presque inconscient de tout ce qui s’éveille pour tout ce qui luit, passe et meurt. Elle voudrait s’en aller, être là d’où vient ce rayon d’or, courir elle ne sait vers quelles belles inconnues, sentir dans ses cheveux le vent des plaines, précipiter ses pas sur cette longue route des jours où le vieillard cherche à ralentir les siens. Et cette sonatine à