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encore. Mais à peine Rahel eut-elle été présentée à Mme de Staël, que celle-ci l’attira dans le coin d’un sofa, pour s’entretenir avec elle pendant près de deux heures, sans faire attention au reste de la société. Ensuite elle vint à moi, l’air tout sérieux, et dit : « Je vous fais amende honorable ; vous n’avez rien exagéré. Elle est étonnante. Je ne puis que répéter ce que j’ai dit mille fois pendant ce voyage, que l’Allemagne est une mine de génie, dont on ne connaît ni la richesse, ni la profondeur. Vous êtes bien heureux de posséder ici une pareille amie. Vous me communiquerez ce qu’elle dira de moi. — En attendant, madame, je vous communiquerai ce qu’elle a déjà dit de vous. Après la première lecture de votre ouvrage sur les Passions : Voilà, me dit-elle, une femme qui saurait tout, si elle était Allemande ? j’espère qu’elle le deviendra un jour, car le malheur est qu’en fait de philosophie il faut absolument tout savoir, pour bien savoir quelque chose. — Ah ! que cela est juste ! s’écria Mme de Staël. Elle a bien raison. J’étais loin alors de savoir tout, mais je vaux mieux à présent. » Puis elle fit signe à Rahel d’approcher : « Ecoutez, mademoiselle ; vous avez ici un ami qui sait vous apprécier comme vous le méritez, et, si je restais ici, je crois que je deviendrais jalouse de votre supériorité. — Vous, madame ? dit Rahel en souriant. Oh ! non, je vous aimerais tant, et cela me rendrait si heureuse, que vous ne pourriez être jalouse que de mon bonheur. »


I

Comment la petite Juive était-elle arrivée à rivaliser d’esprit avec l’une des Françaises les plus spirituelles de son temps ? Il fallait qu’elle eût reçu pour cela un don particulier de la nature ; car ses origines ne l’avaient nullement préparée pour un tel rôle.

Rahel Levin, ou Rahel Robert, comme elle s’appelait aussi, ou, de son nom complet, Rahel-Antonie-Frédérique Levin, était née le 19 mai 1771, « le premier jour des fêtes de la Pentecôte, » dans une pauvre maison du vieux Berlin. Elle vint au monde avec une santé faible, dont elle souffrit toujours. C’était une enfant mince et chétive, avec des membres fins et délicats. Il aurait fallu, pour redresser cette plante fragile, la chaude atmosphère d’un amour maternel. Rahel fut élevée, au contraire, sous