Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 3.djvu/675

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rien, l’autre tout intérieure, qu’elle réservait jalousement pour elle-même, et où elle reprenait toute son indépendance. Levin Markus avait acquis un petit hôtel dans la Jægerstrasse, et lui avait arrangé un appartement dans les combles : ce fut sa fameuse mansarde, la Dachstube, d’où sortit son premier salon, la « mansarde agrandie. » On y voyait, à la place d’honneur, en face de la fenêtre, un portrait de Lessing, l’homme qui, avec Moïse Mendelssohn, avait le plus contribué à l’affranchissement des Juifs. Dans la bibliothèque figuraient en première ligne les ouvrages de Gœthe ; ils y entraient à mesure qu’ils paraissaient, et chaque jour qui en amenait un était compté comme « un jour de fête. » « C’est là mon mausolée, écrivait plus tard Rahel. C’est là que j’ai aimé, vécu, souffert, et que je me suis affranchie. C’est là que j’ai appris à lire Gœthe : j’ai grandi avec lui, je l’ai adoré infiniment. C’est là que j’ai passé des nuits et des nuits à veiller et à souffrir. De là je voyais le ciel, les, étoiles, le monde, presque avec un espoir, tout au moins avec d’ardens désirs. J’étais innocente, pas plus qu’aujourd’hui, mais je croyais que les hommes étaient sages et bons, que du moins ils pouvaient l’être. J’étais jeune. » Gœthe est le « maître de sagesse » qu’elle invoque à son entrée dans la vie réelle ; c’est « son compagnon de route, son associé, son ami de tout repos, son conseillera toute heure. » Ce qu’elle apprécie en lui, ce n’est pas tant son génie poétique que sa haute expérience, et elle varie à l’infini les expressions de la reconnaissance qu’elle lui doit.

Elle ne lit pas au simple point de vue du goût, pour suivre le mouvement lyrique d’une ode ou d’une chanson, pour jouir de la belle ordonnance d’un drame ou d’un roman ; il faut qu’un livre lui apprenne à lire en elle-même, qu’il réponde à certaines questions qu’elle s’est posées d’avance, qu’il ait en lui une « vertu éducative. » C’est de cette manière qu’elle lit Gœthe, Lessing, Jean-Paul, Voltaire et Rousseau, mais toujours Gœthe en première ligne. Elle ne prend chez eux que ce qui est conforme à sa propre nature, ce qu’elle aurait trouvé elle-même si elle avait eu leur génie, mais ce qui, sans leur secours, serait resté enseveli au fond d’elle-même, sans qu’elle s’en fût jamais rendu compte. Quant à la simple connaissance, tout extérieure, qui s’ajoute à nous sans faire jamais partie de nous, elle l’abandonne à son jeune ami David Veit, qui sera un homme distingué, mais qui ne sera jamais un esprit original.