Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 3.djvu/686

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avait l’air misérable, et il priait son ancienne amie d’intercéder pour lui auprès du gouvernement espagnol.

Rahel se consola sur le tard par un mariage de raison. En 1808, elle se fiança avec Charles-Auguste Varnhagen, qui, tout en continuant mollement ses études de médecine, faisait partie, sous l’égide de l’Étoile du Nord, d’un petit groupe littéraire avec Louis Robert, Chamisso et La Motte Fouqué. Rahel avait trente-sept ans, Varnhagen en avait vingt-trois. Jusque-là elle avait dépensé son affection en pure perte ; elle avait tout donné, sans rien recevoir. Cette fois, les rôles étaient changés ; ce n’était pas elle, c’était lui qui avait pris feu, si toutefois on peut parler ainsi d’une nature tranquille comme Varnhagen. Elle se demandait parfois si elle pouvait compter encore sur un attachement durable de la part d’un homme, si le destin lui réservait encore une compensation pour ses déboires passés. Elle ne cesse de dire à Varnhagen, dans ses lettres, qu’il est libre, qu’il ne doit pas se croire enchaîné par une promesse, qu’elle ne veut pas entraver son avenir. Il lui répond par des témoignages de reconnaissance : dans cet échange qui constitue l’amour, où l’on donne et où l’on reçoit tour à tour, c’est elle la bienfaitrice, et lui l’obligé. « Je ne trouve rien en moi-même, écrit-il, ni pensées, ni images ; je suis aussi incapable de présenter une œuvre quelconque dans son ensemble que d’en faire valoir les détails. Aucune source vive ne jaillit en moi. Ce vide que je sens en moi est ce qu’il y a de plus décourageant dans la vie… Cependant mon âme est ouverte au jour ; un rayon de soleil, une forme du beau, ne passeront pas en vain devant moi. » Varnhagen, s’il a souvent mal jugé les autres, voyait clair en lui-même ; il sentait qu’il avait besoin d’un stimulant pour le tirer de sa torpeur, d’une lumière pour féconder son âme stérile. Rahel fut le rayon bienfaisant qu’il attendait.

Le mariage fut retardé pour des raisons économiques. On était au lendemain d’Iéna, en pleine occupation française. La mort de Levin Markus avait déjà nui à la prospérité de sa maison, et les troubles politiques furent une nouvelle cause de ruine. Rahel se trouva quelque temps dans une situation voisine de la gêne ; elle dut prendre un petit appartement à Charlottenbourg. Quant à Varnhagen, il flottait incertain entre les lettres, la médecine et la diplomatie. Rahel le décida à continuer ses études à Tubingue, où régnait momentanément la