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Vigne, qui, si elle eut peut-être « ses inconvéniens, » fut pour lui la plus gratuitement dévouée des épouses, et dont il pourra dire un jour, dans une phrase bien savoureuse : « Elle a rendu ma vie plus grave, plus noble, plus honorable, en m’inspirant toujours le respect, sinon toujours la force des devoirs. » Puis, il retourne à Paris : là, il reprend contact avec « ses anciens amis les gens de lettres, » et sans doute leur lit quelques-unes de ses pages descriptives ; il voit Bernardin et l’abbé Barthélémy ; il revoit Malesherbes qui, bien guéri de ses illusions d’autrefois, l’encourage fortement à émigrer ; et, après un pèlerinage qu’en fidèle disciple de Rousseau, il croit devoir faire à l’Ermitage, le 15 juillet 1792, il part pour Lille, et de là pour Tournay. A Bruxelles, « le quartier général de la haute émigration, » il retrouve, avec son bagage, « ses précieuses paperasses dont il ne pouvait se séparer ; » et, bientôt, las du spectacle de « l’émigration fate, » suivant son prétendu mot à Rivarol, il court tout droit « où l’on se bat. »

A Trêves, il rejoint la pauvre et vaillante armée des princes. La campagne fut rude. Déjà malade, « crachant le sang » sous le poids d’un havresac qui contenait, avec « un petit Homère[1], » « le manuscrit de son voyage en Amérique, » il s’asseyait au milieu des ruines, « relisant et corrigeant une description de forêt, un passage d’Atala, dans les décombres d’un amphithéâtre romain. » Blessé au siège de Thionville d’un éclat d’obus, atteint de la petite vérole au siège de Verdun, on lui délivra enfin un congé. Il songeait à se rendre à Ostende, et à s’embarquer pour Jersey, où se trouvait une partie de sa famille. Il fit ainsi deux cents lieues, miné de fièvre, la cuisse enflée, s’arrêtant et tombant souvent, excitant la pitié ou l’horreur sur son passage. A Jersey, chez son oncle de Bédée, il resta quatre mois entre la vie et la mort. C’est là qu’il apprit la condamnation et l’exécution de Louis XVI. Ses sœurs et sa femme étaient revenues en Bretagne. Pour ne pas être à charge à son oncle, il

  1. Ce culte d’Homère, à cette date, nous est confirmé d’une manière assez piquante par l’abbé de Mondésir, dans la relation dont j’ai parlé précédemment : « Nous eûmes, pendant la traversée, plusieurs coups de vent. Une fois même, nous essuyâmes une tempête. M. de Chateaubriand, plein de ses auteurs grecs, et grand imitateur des héros d’Homère, se fit comme Ulysse, attacher au mât du milieu, où il fut couvert des vagues de la mer et bien battu du vent. Mais bravant l’air et l’eau, il s’encourageait en criant : « O tempête, tu n’es pas encore si belle qu’Homère t’a faite ! »