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fortes raisons de ne pas abandonner le genre de style qui m’appartient. »

Sa félicité domestique, le nombre et la qualité de ses amis fidèles, lui faisaient heureusement oublier, par instans, ses misères professionnelles. Avec cette mobilité sincère qui fait le charme de ses lettres et compense les répétitions un peu longues de ses plaintes, et de ses aigres sorties, passagères, il est vrai, mais parfois assez blessantes à l’égard des confrères et rivaux auxquels il se croit sacrifié, il le déclare franchement : « Je suis heureux. Ma femme est toujours la bonne et charmante compagne que tu connais, les enfans poussent à ravir, comme de vrais et bons champignons… Mais s’il m’était défendu de travailler, cela me manquerait beaucoup. Sans pouvoir, comme Delacroix que j’admire, calculer mes forces, mes instans, mes plaisirs et ma vie pour le culte de l’art, je suis heureux, tout en jouissant d’autres bonheurs qu’il ne connaît pas, d’avoir un peu de sa passion et de son amour pour le métier ingrat et perfide après lequel nous crions tant. »

On voit combien Huet, ainsi que son grand ami, savait analyser son organisme intellectuel et moral, mais aussi quels différens effets, dans les deux âmes, résultaient des mêmes combats ! Chez Delacroix, l’homme énergiquement sacrifié à l’artiste, chez Huet, un partage résolu, parfois douloureux, entre l’artiste et l’homme. Même différence, d’ailleurs, pour le point de départ, dans leur activité productrice. Chez le brosseur, actif et impétueux d’épopées tragiques ou sentimentales, presque toujours, à l’origine, une vision poétique, historique ou littéraire, pour la traduction de laquelle il consulte le modèle vivant. Chez le compositeur, contemplatif et réfléchi, de paysages décoratifs et expressifs, toujours, à l’origine, une sensation vive et spontanée directement reçue de la nature, fortifiée et mûrie par un choix réfléchi de ses élémens. Ce qu’on appellera, si l’on veut, l’esprit romantique, dû, en grande partie, à la littérature contemporaine, n’agit point de même chez les deux exécutans, car, chez l’un, c’est l’inspiration foncière de l’œuvre, et de sa présentation mouvementée et pathétique, tandis que, chez l’autre, ce n’est qu’une animation plus chaude, par un souffle extérieur de température ambiante, d’impressions très précises reçues de la réalité même et patiemment clarifiées par, une mémoire fidèle.