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Ils étaient poètes, et il n’y a de poésie que dans le passé ; ils étaient peintres, épris de la forme et de la couleur, en un mot de l’extérieur : ils ont évoqué le décor et le costume de l’ancienne France. Mais chaque fois qu’ils ont essayé de pousser un peu plus avant, jusqu’aux mœurs, jusqu’aux sentimens, jusqu’à l’âme, quel carnaval ! Toute leur ignorance et toute leur inintelligence n’y auraient pas suffi, s’il ne s’y était ajouté un ferment de passion haineuse. Victor Hugo, qui a déjà à son actif le Richelieu de Manon Delorme, entreprend d’évoquer au théâtre l’époque de François Ier. On imagine difficilement une plus admirable matière : les débuts du Roi « sacré chevalier par Bayard, » les guerres d’Italie, Marignan et Pavie, la gloire et le désastre, la furie française elle deuil de la patrie, l’aurore de la Renaissance, le rayonnement des lettres et des arts. Or, de tout cela, pas un mot. Mais un amphigouri d’enlèvement, de viol et de meurtre, une machination ténébreuse combinée par un cerveau d’enfant, un débordement d’orgie royale sentant sa débauche à prix réduit, — et, sur tout ce qui porte un grand nom et rappelle un souvenir français, de la boue jetée à pleines mains.

François Ier, Saint-Vallier, Diane de Poitiers comtesse de Brézé Maguelonne et Saltabadil, Blanche et Gaucher Mahiet, cela passerait encore. Mais il y a Triboulet. Il est, à lui seul, à peu près toute la pièce. Et il est bien impossible de ne voir, en ce rôle disproportionné et mal venu, qu’un accident, une erreur, une aberration passagère. Au contraire. Entre toutes les créations du poète dramaturge, c’est une de celles qui portent le plus complètement sa marque. Le goût du grotesque, la tendance à l’énorme, la manie de l’antithèse s’y rejoignent et s’y amalgament ; et ce sont des élémens essentiels parmi ceux qui constituent son génie. Victor Hugo a été unique pour prêter au rôle du bouffon dans l’histoire une place considérable et entrer, à son sujet, en de profondes méditations. N’insistons pas ! Toute cette déclamation nous est aujourd’hui insupportable. Nous sentons que d’un mot on crèverait ce ballon gonflé de rhétorique. De quoi se plaint Triboulet ? D’être bouffon de cour ? Nous savons très bien qu’il est enchanté de l’être, tous les emplois de cour, depuis le chambellan jusqu’à l’aide marmiton, étant ardemment convoités, brigués et disputés. D’être laid et, pour cette cause, privé des faveurs du beau sexe ? Nous savons au contraire que les comiques sont particulièrement bien partagés sous le rapport des bonnes fortunes. Mais c’est le perpétuel contresens romantique : mettre à un pont-neuf une musique d’enterrement et costumer un queue-rouge en Hamlet.