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Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 4.djvu/212

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famille ouvrière, si elle n’a pour vivre que le travail de son chef, est presque réduite à la misère ; et que si la femme travaille, elle est, avec plus de bien-être, moralement dissoute. Dans aucune ville de France, peut-être, l’existence du prolétariat n’est plus resserrée et plus attristante.

Rue de la Redoute, entre les grandes maisons patronales, longs bâtimens de briques, où s’entend le rythme strident et monotone des métiers, la manufacture coopérative semble une masure déteinte ; sa haute bâtisse, où cinq ou six ouvriers travaillent, paraît morne et inhabitée. Aux étages supérieurs, les plafonds ruinés laissent apercevoir les lattes. Une grande salle, nue et délabrée, sert de « cabinet » au directeur. Une sorte d’ « établi » y tient lieu de bureau ; il y a, sans plus, deux chaises paillées. C’est assez pour le directeur, M. Dubus, et pour moi. Nous causons.

Orphelin à six ans, élevé à l’hospice, M. Dubus connut, dans sa jeunesse, un vieux « quarante-huitard » qui l’initia au mouvement coopératif. Plus tard, il puisa, dans l’Ecole de Nîmes, une idée fondamentale : que la coopération distributrice doit réserver ses bénéfices, pour commanditer des associations de production. En bon disciple, il fonda une petite Société de consommation, avec un estaminet, bien entendu ; car, sans estaminet, une coopérative du Nord ne se pourrait pas concevoir ; il en fit réserver tous les bénéfices pour la manufacture, qu’il dirige depuis la fondation (1903). Elle ne fait encore que 20 000 francs d’affaires. N’importe : M. Dubus n’est point découragé ; il me parle du capital, du travail et du talent ; et dans cette vaste caserne lézardée, où un seul métier fonctionne, il prophétise la « grande industrie coopérative » : une conviction froide se lit dans ses yeux rêveurs… En m’en allant, je passe avec lui par l’estaminet, la plus belle pièce de l’établissement. Au-dessus d’un magnifique comptoir, s’étage, en bouteilles multicolores, toute la variété des « liqueurs-fantaisie ; » sur les petites tables de noyer, s’alignent, en forme d’urnes électorales, les « chaufferettes » des fumeurs : et contre le mur, une cible en liège reçoit les flèches des habitués, lorsqu’ils jouent une « tournée. » Telle est la Société de consommation qui a commandité la manufacture : une société où l’on « consomme. »

Toute l’alimentation coopérative se résume en une charcuterie « syndicale, » une biscuiterie, et trois chocolateries. La